Bataille duraille

Des cheminots remuants

Dans une civette des quartiers Est de Marseille, CQFD a rencontré des cheminots très remontés contre la casse d’un service public autrefois emblématique. Si les motifs de la colère sont multiples, la détermination reste une et indivisible.
La Une du n°165 de CQFD, illustrée par Cécile Kiefer
***

(C’était il y a un an dans “CQFD”...)

Avec son pantalon bleu et jaune fluo taché de cambouis, le gars sort des ateliers à la pause : « Je t’aurais bien fait entrer, mais les chefs sont à l’affût.  » Lionel bosse au dépôt de La Blancarde, à Marseille. Dans un bar-cantine qui sert de QG rebelle, on fait le point sur la grève. Elle s’essoufflerait, selon la SNCF… L’opinion basculerait, à en croire un sondage… « La direction parle d’une minorité de 17 %, mais c’est un chiffre manipulé. Même les cadres et la maîtrise participent. Et quand la CFDT et l’Unsa dénoncent l’absence de dialogue, c’est signe que ça coince vraiment. »

La rencontre du Premier ministre avec les syndicats prévue le 7 mai 2018 ressemble à une reculade de la part d’un gouvernement habitué à passer en force. «  La tactique du 2 sur 5 [deux jours de grève, trois travaillés] nous permet de ne pas arriver en mai à bout de souffle. C’est bien que Sud-Rail ait posé un préavis de grève reconductible au cas où, mais il faut tenir le rythme. Parce que si on n’a rien obtenu en juin, c’est mort. » Kévin, jeune délégué CGT, nous rejoint. Puis le reste de l’équipe. C’est l’heure de l’apéro, on cause stratégie.

« Ce n’est pas l’argument économique qui prime pour Macron : il veut faire de l’écrasement des cheminots un symbole politique. » un peu comme quand Thatcher avait ciblé les mineurs pour casser l’ensemble du mouvement ouvrier anglais. « Ils s’attaquent à nous pour faire un exemple.  » Ce matin, Bernard, conducteur Sud-Rail, ne disait pas autre chose : «  Ce n’est pas pour rien si Guillaume Pépy est là depuis trois quinquennats. C’est un bon client. » Démantèlement du service public et harcèlement anti-syndical donnent le ton : « Son modèle, c’est La Poste, taillée en pièces de l’intérieur.  » un colosse en civil rejoint la bande pour le repas. Lui a fait les frais de cette politique : «  J’ai été placardisé à cause de mon activité syndicale. un psy m’a mis en arrêt, j’allais craquer.  »

La tactique de la grève en pointillé n’a pas plu à la direction, qui ne veut pas payer les jours de repos venant juste après ceux de grève. « C’est illégal 1, dit Lionel, mais ça met la pression sur les grévistes, qui devront recourir aux tribunaux pour toucher leur dû. En attendant, ça risque d’affaiblir le mouvement. » Depuis la grande grève de 1995, la SNCF a individualisé les salaires et généralisé les heures sup’. «  En attendant, on me paye 36 euros pour bosser le dimanche  », lance un vétéran. «  Ça nous fait mal, regrette Lionel. La fierté d’être cheminot, c’était un peu notre salaire social.  »

Un quadragénaire serre les dents : « On est fatigués qu’on nous reproche d’être des privilégiés à l’origine de la dette.  » Cette dette, supposée financer la modernisation, a artificiellement gonflé depuis la séparation du Réseau ferré de France (RFF) et de la SNCF, en 1997. Depuis, chaque train paie un péage à RFF. Cette taxe aurait pu éponger la dette dès 2014. On en est loin... À tel point que même le président de la Deutsche Bahn s’est moqué de ce drôle de montage à la française.

Le gouvernement prétend écouter séparément les salariés, les associations d’usagers, les collectivités locales. Histoire d’éviter de se confronter à l’intérêt général, puisque c’est de tout autre chose qu’il s’agit. On pourrait questionner les 2 200 kilomètres de ligne à grande vitesse au coût faramineux, financé au détriment du réseau du quotidien. Ou le choix de subventionner le réseau routier bien davantage que le ferroviaire. «  Macron, c’est Sarko avec le sourire, lance Lionel. Il n’invente rien, il poursuit l’œuvre de Pons, Juppé… Il sait qu’on va dans le mur, mais il veut gagner le bras de fer coûte que coûte.  »

« Le ferroviaire, c’est un choix politique, ça ne peut pas être gouverné par la logique économique, précise de son côté Bernard. À l’origine, quand tu ouvrais une ligne de chemin de fer, personne ne pouvait plus te doubler : tu étais de fait en situation de monopole. C’était un choix assumé, dans l’intérêt général. » Il rappelle que les processus de privatisation en Europe se sont toujours traduits par des accidents graves, comme en Angleterre. Bientôt le cas en France ? « Entre 2013 et 2016, on a quand même eu 18 morts, avec l’accident de Brétigny et le déraillement d’un TGV à l’essai près de Strasbourg. Ce sont des humains qu’on transporte, on n’a pas le droit à l’erreur.  »

Ces jours-ci, quand ils ne peuvent plus passer le conflit sous silence, les médias le calomnient. Furax, Kevin dénonce une manipulation : « J’ai expliqué à Cnews, face caméra, qu’on n’est pas seulement mobilisés pour défendre notre statut, mais aussi le service public, la justice territoriale et les enjeux écologiques du transport ferroviaire. Mais ils ont tout coupé au montage. Ne restait qu’une phrase : “ On est là pour durer. ” Ça sonnait un peu comme “ Les cheminots vous emmerdent ”. » Même malveillance à l’occasion d’un tractage de sensibilisation à l’entrée du tunnel Prado-Carénage : «  On a levé les barrières, les gens passaient gratis. Mais la préfecture a ordonné la fermeture du tunnel. Et le lendemain, La Provence titrait “ Les cheminots bloquent le Carénage ”… Oh, tu le crois ? » Lionel en rigole : «  Il nous reste les réseaux sociaux, La Marseillaise et CQFD  ! »

«  Il faut des AG de grévistes partout », préconise Bernard. Côté CGT, loin du corporatisme, la base discute et critique : « Qu’est-ce qu’attendent nos fédérations pour réaliser la convergence des luttes ? On ne gagnera pas tout seuls. On a besoin des étudiants, du public, du privé, des Ehpad, des retraités. » Le sentiment est celui d’une résistance sociale, légitime. « On s’est fait applaudir sur La Canebière. Et plein de gens ont donné pour la caisse de grève.  » Autour de la table, on lève les verres. Mai sera chaud.

Bruno Le Dantec

NB : Una abraçada frairenala ai caminòts bolegants.


1 D’ailleurs l’Inspection du travail a donné raison aux cheminots : les jours de repos ne peuvent être comptés comme jours de grève. Furieux, le ministère du Travail s’est fendu d’une lettre à ses agents leur intimant de ne pas se prononcer sur cette question, c’est-à-dire de ne pas faire leur boulot ! (Info Mediapart 28/04/2018.)

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