Un mythe peut en cacher un autre

De l’Internationale au complot juif

En 1871, pour faire diversion de leur responsabilité dans le massacre de la population parisienne, les vainqueurs de la Commune désignent la main de l’Internationale derrière l’insurrection. Cette séquence constitue un passage dans l’histoire du conspirationnisme, entre les thèses antimaçonniques et la judéophobie obsessionnelle.
Mortimer

En cette année de commémoration de la Commune de Paris, un aspect symptomatique du conspirationnisme d’État a été négligé : ce moment où le gouvernement de Versailles va accuser contre toute vraisemblance l’Association internationale des travailleurs (AIT, dite ultérieurement première Internationale) d’en être l’instigatrice occulte. L’écrivain Yves Pagès – à qui l’on doit un article important sur le pseudo-complot Illuminati –, est revenu récemment sur cette « étape essentielle constituée par la suspicion envers l’Internationale ouvrière dans l’histoire des théories du complot1 ». Une étape qui allait vite déboucher sur de nouvelles mutations conspirationnistes.

L’AIT, une société secrète ?

1870-1871, la France est en guerre contre la Prusse et la population parisienne s’insurge spontanément contre la capitulation. Le 28 mars 1871 est élu le conseil de la Commune, qui comprend à peu près un quart d’affiliés à l’AIT. L’Internationale a été fondée en 1864 par des travailleurs européens afin de synchroniser l’action de la classe ouvrière face à un capitalisme mondialisé. Depuis les grandes grèves de la fin des années 1860, elle est perçue comme une menace grandissante par les possédants. On la soupçonne même de disposer d’un butin et d’une puissance extraordinaires, ce qui assoit sa réputation de société secrète. Pourtant, lorsque la guerre éclate, les sections françaises de l’AIT sont dans l’incapacité de s’y opposer ou d’organiser une classe ouvrière elle-même exsangue. Néanmoins, la plupart de ses militants les plus chevronnés – Assi, Varlin, Theisz, Malon, Léo Frankel, Élisabeth Dmitrieff, etc. – se jettent dans la mêlée de la révolution communaliste. En résumé, le rôle des internationaux, en tant qu’individus, a bien été actif ; celui de l’organisation, elle-même divisée, est quasi nul.

Dès les premiers procès engagés contre l’AIT sous le Second Empire, l’avocat lyonnais Oscar Testut inaugure un modèle de journalisme policier qui bâtit son fonds de commerce en investiguant sur l’association. Il ira jusqu’à recruter des mouchards pour surveiller les proscrits exilés en Suisse. Dans plusieurs ouvrages, Testut propage l’idée que l’Internationale et la Commune ne font qu’un : « C’est l’Internationale, et l’Internationale seule, qui a suscité et dirigé l’insurrection du 18 mars ; c’est elle encore qui a provoqué les émeutes de Lyon, Marseille, Narbonne, Saint-Étienne, Le Creusot. » Il dépose d’ailleurs en août 1871 en qualité d’expert devant la commission parlementaire chargée de faire la lumière sur l’insurrection du 18 mars. Sans apporter aucun élément tangible, il prétend que c’est de Londres que viennent les ordres du soulèvement.

Marx, le grand prêtre de l’Internationale

Après le 18 mars 1871, Marx est présenté dans la presse bourgeoise comme le « grand prêtre de l’Internationale » téléguidant depuis Londres des hordes de « bandits cosmopolites » contre la capitale française, à la solde de Bismarck dont il aurait été le secrétaire... Une publicité assez ironique, car, contrairement à une idée reçue, Marx était alors quasiment inconnu en France, y compris dans les milieux ouvriers.

L’auteur de La Guerre civile en France, se voit obligé de démentir les calomnies de la presse vénale. En juillet 1871, il répond à un journaliste new-yorkais de The World : « Ce serait méconnaître complètement la nature de l’Internationale que de parler d’instructions secrètes venant de Londres. [...] Ceci impliquerait une forme centralisée de gouvernement pour l’Internationale, alors que sa forme véritable est expressément celle qui, par l’initiative locale, accorde le plus de champ d’action à l’énergie et à l’esprit d’indépendance. »

L’anathème est porté par une littérature de meute : les communards vaincus n’auraient été que des crédules manipulés par une véritable « franc-maçonnerie du crime », elle-même alliée avec les jacobins et les blanquistes les plus extrémistes. Le pouvoir versaillais a trouvé le coupable idéal. En mars 1872, la loi Dufaure va criminaliser l’appartenance à l’Internationale et pénaliser « les organisations visant à la grève, à l’abolition de la propriété privée, de la famille ou de la religion ». Durant le pontificat de Léon XIII, plusieurs encycliques condamnent la franc-maçonnerie, l’athéisme ou la « peste mortelle » du marxisme.

Les ratichons, champions du complot

La matrice manichéenne du conspirationnisme est par nature religieuse. La révolution est vue comme un complot satanique contre l’ordre divin. On peut dire que l’abbé Barruel2 a fait des petits. Après la Commune, les polygraphes calotins multiplient les pamphlets comme des petits pains pour ramener les pauvres à la bergerie. Mais diable que la concurrence est rude : si le Christ promettait aux pauvres le royaume des cieux, le communisme leur offre un empire terrestre !

Au demeurant, les mystères de l’Internationale s’estompent à mesure que le spectre de la Commune s’éloigne et que les mouvements socialistes s’organisent en partis ou syndicats légaux. D’autres figures d’épouvante apparaissent alors, avec les anarchistes en première ligne. Les théories conspirationnistes agrègent les nouveaux éléments de l’époque au gré de l’improvisation de leurs auteurs. C’est alors que la construction du complot juif devient centrale. En 1882, dans un des premiers pamphlets de ce type, Les Juifs, nos maîtres, l’abbé Chabauty fait encore référence à l’Internationale, mais comme élément secondaire du complot judéo-maçonnique global.

En effet, l’antisémitisme, qui se construit politiquement sous sa forme moderne en Allemagne puis en France dans les années 1880, offre aux masses une fonction dérivative à l’anticapitalisme. « Ordre des Templiers, Franc-Maçonnerie, Internationale, Nihilisme, tout leur est bon », écrit le polémiste Édouard Drumont dans son best-seller La France juive (1886), accréditant l’idée d’une omniprésence des Juifs dans toutes les entreprises de déstabilisation.

L’arrière-boutique de la judéophobie

Drumont tient une place essentielle dans le commerce de l’antisémitisme en France. Dans La Fin d’un monde3 (1889), il défend la bonne foi des travailleurs français sous la Commune, allant jusqu’à décrier la légende « d’une association mystérieuse qui, dirigée par des chefs invisibles, avait organisé et préparé longuement un plan de révolution européenne »… pour y substituer insidieusement un autre mythe. Il fustige alors « l’action évidente des Juifs qui s’efforcèrent de lancer le Peuple contre les pauvres prêtres pour le détourner de se constituer en tribunal et d’exercer sur les financiers des revendications légitimes… », et introduit l’idée que la « Banque juive » aurait subventionné l’insurrection. Il en veut pour preuve que la maison de Rothschild a été épargnée par les incendies de la Semaine sanglante.

On connaît la paresse d’esprit qui consiste à sortir le nom Rothschild du chapeau, archétype du financier « juif » tenu responsable de chaque banqueroute, crise financière ou commotion politique. La figure des juifs marxistes, qui se glisseraient dans le nid du socialisme comme le coucou pour en devenir les maîtres, offrira l’autre versant de cette obsession inextricable.

Faut-il le rappeler, cette fixation funeste va se disséminer au cours du XXe siècle jusqu’au génocide nazi, se nourrissant du fonds judéophobe chrétien, des idéologies nationalistes, du scientisme raciste, du « socialisme des imbéciles » et de la diffusion mondiale des Protocoles des sages de Sion, célèbre faux confectionné par la police tsariste (voir ci-contre). Un siècle plus tard, en constatant qu’au moindre hoquet conspirationniste jaillissent de nouvelles hybridations 2.0 de cet antisémitisme atavique, on s’afflige d’admettre que la lanterne de l’Histoire n’éclaire que trop mal les temps présents.

Mathieu Léonard

2 Considéré comme l’inspirateur du conspirationnisme, ce jésuite hostile aux philosophies des Lumières soutenait que la Révolution française avait été le produit d’un complot maçonnique.

3 L’ex-conseiller identitaire de Sarkozy, Patrick Buisson, a repris ce titre évocateur pour un de ses derniers ouvrages. Comme par hasard...

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CQFD n°202 (octobre 2021)

Au menu de ce numéro, un dossier sur le complotisme. Mais aussi : la relaxe des « 7 de Briançon », Bure et sa poubelle nucléaire, un guide pratique sur la masturbation féminine...

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