Inégalités pédagogiques par temps de Covid

« Dans les faits, l’école n’a toujours pas rouvert »

Entretien avec Karim Bacha, directeur de l’école élémentaire Samira-Bellil à l’Île-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et porte-parole du syndicat SNUipp-FSU 93.
Par Elzazimut

Quelle était la situation de l’école primaire juste avant le début de la pandémie ?

« La spécificité du premier degré, c’est que nous avons une totale liberté en termes de choix des méthodes d’apprentissage – d’où par exemple les réguliers débats médiatiques autour de l’enseignement de la lecture. À son arrivée au ministère de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer a tout de suite dénoncé cette particularité pédagogique comme “une anomalie”, arguant que si un enfant ne suivait pas certaines méthodes éducatives qu’il considère comme les seules légitimes, il y avait, dixit, “non-assistance à élève en danger”. Une de ses obsessions est le recentrage sur les “fondamentaux”, c’est-à-dire nous contraindre à ne faire quasiment que des maths et du français.

Depuis le début de sa nomination au ministère, Blanquer assure qu’il est juste pragmatique. Avec l’aval du conseil scientifique de l’Éducation nationale, il impose des protocoles d’apprentissage très normés à coups de grandes évaluations nationales, qui ne sont en réalité que des tests de laboratoire géants offerts à des entreprises privées afin de vérifier et justifier scientifiquement leurs pratiques d’enseignement.

Dans mon école, cela a des répercussions violentes car on oblige soudain aux quatre professeurs de CP d’appliquer bêtement des protocoles éducatifs et d’évaluation très stricts au détriment de leur liberté pédagogique.

En deux ans, les réformes Blanquer ont été un véritable rouleau compresseur pour toutes les écoles avec des conséquences terribles en termes de souffrance au travail. Le suicide en octobre dernier de Christine Renon, directrice d’école maternelle à Pantin (Seine-Saint-Denis), a été vécu comme un choc par nos collègues.Tous les enseignants du département se sont retrouvés dans sa lettre où elle dénonçait ses conditions de travail. »

Comment s’est passée la fermeture de ton établissement ?

« La fermeture a été extrêmement brutale. Alors que la pandémie commençait à prendre de l’ampleur, Blanquer a déclaré le jeudi 12 mars que les écoles n’avaient pas vocation à fermer. L’information a tourné en boucle toute la journée avant que Macron ne prenne la parole le même soir à 20 heures. Là, le président lâche que toutes les écoles seront fermées jusqu’à nouvel ordre dès le lundi. Cela a été un coup de massue.

Le lendemain s’annonçait soudain être le dernier jour de cours. Comment faire ? Que dire aux parents d’élèves ? Comment les prévenir ? Les collègues ont donné vendredi quelques devoirs dans la précipitation, histoire de tenir une semaine.

En parallèle, Blanquer assénait dans tous les médias que l’école était prête, que grâce aux outils numériques tout allait se passer pour le mieux et que les enseignants feraient un suivi individualisé des élèves à distance.

Mais ces cours via le numérique se sont vite avérés inadaptés à la réalité de nos quartiers et les outils pédagogiques que nous avons reçus du Centre national d’enseignement à distance sont des pavés complètement indigestes pour nos élèves. »

As-tu pu mettre en place une « continuité pédagogique » ?

« Nous étions vraiment très loin de la classe virtuelle. La réalité sociale à l’Île-Saint-Denis, c’est un seul smartphone par famille avec plusieurs enfants. C’est impossible de travailler avec ça mais on peut tout de même passer un appel ou échanger via Whatsapp.

Si les parents ont des boîtes mail pour Pôle Emploi ou la Caf [Caisse d’allocations familiales], ils n’ont cependant pas la culture de l’échange par courrier électronique. Les professeurs ont pris un temps fou rien que pour apprendre par téléphone aux parents à envoyer une pièce jointe ou à ne pas écrire l’ensemble du mail dans l’objet...

Blanquer a toujours vanté le numérique sous prétexte de lutter contre les inégalités sociales. Et les entreprises privées qui bossent avec l’Éducation nationale comme Agir pour l’école – officine proche de l’Institut Montaigne, think tank du patronat français – distribuent à tout va des tablettes dans les quartiers. Mais on aura beau outiller toutes les familles, si tu n’as pas les pratiques, ce n’est que du vent.

Nous étions donc dans du bricolage total, en sachant que le téléphone est vite devenu intrusif dans le quotidien des professeurs et des parents d’élèves car nous recevions des appels téléphoniques à n’importe quelle heure et le week-end. À ce moment-là, même les parents les plus vindicatifs en termes de continuité pédagogique se sont vite rendu compte que l’école, c’est avant tout un groupe d’enfants en interaction sociale avec un professeur.

Au syndicat, notre discours a été alors de dire que l’urgence était sanitaire et pas scolaire. En effet, Blanquer martelait sans cesse dans les médias que l’école devait continuer malgré tout. Comme les familles populaires sont très respectueuses de l’institution scolaire, elles étaient paniquées et nous avons passé un mois à les rassurer en tentant de faire cours avec les moyens du bord. »

Comment s’est déroulée la reprise ?

« Lors du discours de Macron du 13 avril dernier, la date du 11 mai tombe. Sans concertation, ni préparation. Dès lors, nous avons été obsédés chaque jour par la question sanitaire : comment rouvrir l’école ? Quel va être le protocole sanitaire ? Pourra-t-on l’appliquer ? Etc.

Dans les faits, ce n’est pas l’école qui a rouvert mais un accueil éducatif. Le protocole sanitaire est arrivé tard et est très drastique. Et comme la mairie de l’Île-Saint-Denis manque de moyens, les quelques agents de propreté municipaux disponibles ne peuvent nettoyer que la moitié de l’école1. Concrètement, aujourd’hui je peux accueillir 49 enfants qui viennent deux ou quatre jours par semaine et je me retrouve à enseigner devant des enfants que je ne connais pas car issus de classes tenues par d’autres profs.

C’est une manière insidieuse pour Blanquer de nous mettre dans la position d’être enseignant pour des enfants lambda et non plus pour un groupe d’élèves qu’on suit toute l’année. Si la pandémie se prolonge, on va assister à la fin des classes et à l’individualisation de l’enseignement. Un peu comme on voit aujourd’hui en classe de première : les lycéens se font leur enseignement à la carte, comme un sandwich Subway, et les professeurs n’ont plus de classe homogène mais des individus qui ont choisi leurs options... »

Qui sont les enfants qui ont actuellement repris le chemin de l’école ?

« En Seine-Saint-Denis, ce sont principalement les enfants des familles les plus aisées qui sont revenus, les fils et filles des start-uppeurs du département. Ils ont pu se confiner ailleurs ou plus confortablement, sont plus conscients des risques du virus, savent que leurs enfants sont asymptomatiques.

A contrario, les familles populaires continuent à avoir très peur du Covid-19 car elles ont été au plus près des victimes : elles ont par exemple eu des proches qui travaillaient au Carrefour de Saint-Denis où des salariés sont très tôt morts du Covid-19, d’autres ont vu en bas de leur immeuble des corps repartir au bled sous des draps blancs. »

Comment vois-tu la poursuite de la réouverture des écoles avec le déconfinement généralisé ?

« Les annonces de la deuxième phase de déconfinement fin mai ne changent quasiment rien pour nous. Nous espérions un assouplissement du protocole sanitaire pour pouvoir accueillir plus d’enfants et être moins renfermés sur le sanitaire. En attendant, les questions pédagogiques commencent à surgir : alors que le gouvernement se targuait de rouvrir les écoles pour “impératif social”, nous n’avons toujours pas vu les élèves décrocheurs ou certains issus de milieux plus modestes.

Avec le protocole sanitaire, nous avons également reçu des recommandations pédagogiques ultra précises et dirigées. Cela va jusqu’à des verbatim de ce que doit dire l’enseignant en cours. Les collègues n’ont plus aucune identité professionnelle et sont appréhendés comme des robots qui doivent appliquer froidement des méthodes d’apprentissage à des élèves individualisés.

Les classes virtuelles et le protocole sanitaire ont été en quelque sorte un cheval de Troie pour accélérer le projet de Blanquer pour l’école. Pour revenir à ce que je disais au départ, il considère le premier degré comme une anomalie. Et c’est dingue de voir comment, après une pandémie et avoir été maintes fois désavoué par Macron, il arrive à retomber ses ses pattes. »

Propos recueillis par Mickaël Correia

1 L’aspect matériel (locaux, entretien...) de l’enseignement primaire est une compétence des communes. En Seine-Saint-Denis, de nombreuses municipalités ont décidé de rouvrir les écoles plus tard, voire de reporter la reprise à septembre.

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