Chroniques algériennes

Dans le train pour Oran

Le train express venait de quitter la gare pour rejoindre Oran, la capitale de l’ouest. La ville où partent s’encanailler les Algérois tenus par le rigorisme du quotidien et qui cherchent à échapper, le temps d’une virée, à l’ennui structurel...

Le train express venait de quitter la gare pour rejoindre Oran, la capitale de l’ouest. La ville où partent s’encanailler les Algérois tenus par le rigorisme du quotidien et qui cherchent à échapper, le temps d’une virée, à l’ennui structurel.

Depuis la voiture de première classe, une voix s’élevait, plus forte que celle des autres passagers. C’était celle d’un retraité au front dégarni, aux longues jambes et à l’élégance désuète dans son costume gris. Dans un français châtié, il prit à témoin l’assistance pour déplorer le manque de confort du Coradia (fabriqué par Alstom) pourtant mis en service l’année précédente. Selon lui, il était impossible que l’on réserve un tel sort aux voyageurs de France. Ce qui témoignait de l’incurie des pouvoirs publics algériens, de leur mépris pour les simples citoyens.

Un homme d’une quarantaine d’années, à la calvitie précoce et vêtu d’un polo de couleur vive se sentit obligé de contredire son aîné dans un français tout aussi correct, en roulant les r de façon plus perceptible. Habitué des déplacements en Suisse, il tint à souligner que les rames en circulation en Algérie étaient d’une qualité bien supérieure. Or, le vieux ne connaissait pas la Confédération helvétique et dut même concéder n’avoir jamais pris le train dans l’ancienne métropole. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir des idées bien arrêtées sur le sujet.

Le débat n’en restait pas moins cordial et déborda sur le terrain politique. L’ancien prit l’initiative d’évoquer le hirak (mouvement de contestation actuel) en faisant part de sa compréhension pour les protestataires, tant qu’ils ne dépassent pas les limites du raisonnable. Pour lui, il ne fallait surtout pas que le bon peuple algérien écoute les mots d’ordre de l’extrême gauche ou suive l’exemple des Gilets jaunes. Recyclant les éléments de langage des tenants du pouvoir, il affirma doctement qu’ils ne devaient pas tous dégager, par opposition aux slogans lancés chaque vendredi.

Excédé, prêt à bondir de son siège, le benjamin se lança dans un vibrant plaidoyer en faveur des revendications du mouvement populaire. Oui, il fallait qu’ils dégagent tous et ensuite les Algériens participeraient à des élections transparentes, édifieraient un État de droit, consacreraient la citoyenneté, etc. L’ancien ne parut pas insensible à ces arguments mais il insista toutefois sur la nécessité d’un retour rapide à l’ordre pour sortir du chaos. Avec l’aide de Dieu, l’armée veillerait à sauvegarder les intérêts suprêmes de la patrie...

Continuant sur sa lancée, le sexagénaire estimait d’ailleurs que les réels ennemis de l’Algérie étaient les Juifs et les francs-maçons qui cherchaient à la déstabiliser, de jour comme de nuit. L’homme au polo crut bon de préciser qu’il ne fallait pas mettre tous les Juifs dans le même sac. C’étaient d’abord les sionistes qui posaient problème à ses yeux. Avec cette pirouette de bon aloi, il se réconcilia avec le vieux singe, tout sourire, comme satisfait d’avoir amusé la galerie avec ses manœuvres de propagandiste sur le retour.

Étrangement, aucun des autres passagers ne chercha à s’immiscer dans cette conversation menée à voix haute. Fallait-il attribuer cette réserve à la méfiance désabusée dont faisaient preuve les Algériens jadis prompts à donner leur avis au premier venu ? À moins que les voyageurs ne préférassent admirer la beauté des hôtes ou hôtesses de la Société nationale des transports ferroviaires qui, parés de leurs uniformes impeccables, têtes nues, distribuaient un journal islamo-conservateur en arabe et un quotidien sportif en français.

Après plus de quatre heures, une voix féminine annonçait dans les deux langues l’arrivée à Oran, mettant fin aux rêveries des passagers solitaires et aux messes basses des couples légitimes. Chacun avait alors une bonne raison de flâner sur le front de mer, de s’enrhumer sur les hauteurs de Santa Cruz, d’engloutir une pizza au marché de la Bastille, d’échanger avec une psychologue au restaurant ou de vilipender le pouvoir sur la rue Ben M’Hidi.

Nedjib Sidi Moussa
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