Cap sur l’utopie

Dans la vallée de l’hédonisme harmonieux

Je sors complètement exténué et débandant de la lecture en vol plané de L’Utopie entre idéal et réalité (éd. Libre et solidaire) du docteur en philosophie Florent Bussy : c’est un chalet de nécessité dans lequel s’agglutinent les plus pesantes évidences « citoyennes ». À savoir, jambon à cornes !, que l’utopie est plus que jamais nécessaire, qu’elle n’a d’ailleurs jamais disparu « cheminant parallèlement à la modernité » (sic), qu’elle tente de se libérer de ses ambiguïtés, qu’elle indique ce qui est possible et souhaitable à la lumière du « rationalisme des Lumières et du spiritualisme personnaliste » (sic). Tout en fin de parcours, l’emphatique professeur Bussy nous attendrit tout de même un peu en rappelant succinctement qu’il y a eu au XXe siècle des expériences stimulantes de communautés utopiques à Auroville en Inde, à Damanhur en Italie, à Christiana, c’est plus connu, au Danemark et qu’il y a quelque chose de « radicalement démocratique » dans les Zad de Notre-Dame-des-Landes ou de Sivens.

À l’inverse, Les Cahiers Charles Fourier repris en mains par les Presses du réel me mettent à chaque coup les doigts de pied en bouquets de violettes. Au sommaire du n°26, un focus sur la charité chrétienne « qui hébète la multitude pour la façonner aux privations » à laquelle Fourier oppose la philanthropie sexuelle phalanstérienne ; un reportage sur un essai de création de boulangerie « sociétaire » à Chalon-sur-Saône en 1851 ; une géniale exploration de l’anarchisme passionnel transatlantique (1840-1861), un courant séditieux américano-français peu étudié encore aux croisées du fouriérisme et du déjacquisme. Ainsi qu’une enquête acerbe sur la mauvaise réception marxiste de la pensée Fourier. En effet, moins rétifs a priori que Dühring qui ne voyait en Fourier qu’un « indicible imbécile », Marx et Engels ne prirent en considération les propos du « rêveur sublime » qu’en tant que phase préparatoire à l’entrée en scène de leur socialisme scientifique. Bien d’autres historiens se réclamant du matérialisme dialectique comme le pourtant sympathique E. J. Hobsbawn leur emboîteront le pas en présentant l’auteur du Nouveau Monde amoureux comme un précurseur de Karl et Friedrich « nécessairement dépassé par le marxisme ». À part ça, la plupart des pourfendeurs professoraux du fouriérisme croassent que, malgré ses promesses, il ne peut engendrer qu’une société du goulag « en raison de son obsession d’homogénéité sociale et de paix civile parfaites ». À quoi il est aisé de répliquer comme le polémiste Miguel Abensour que, tout au contraire, « c’est une société privée d’utopie qui est très exactement une société totalitaire prise dans l’illusion de l’accomplissement, du retour chez soi, de l’utopie réalisée ».

Et puis il y a dans la revue une analyse bien allumée par Michel Antony des Nouvelles de nulle part post-fouriéristse (1888) du communiste libertaire british William Morris qui dénonça toute sa vie le socialisme étatique « centralisateur et gendarme qui ne peut finir que dans un bourbier  ». La « craft utopia » morrissienne est excitante : régénération écologique d’une contrée et d’une rivière ; épanouissement de chacun dans la liberté de tous ; libre fédération de brotherhoods (confréries) « ouvrières, agricoles, artistiques, scientifiques qui s’échangent des produits et des services sur la base de pactes spontanés » ; généralisation du work pleasure (travail attrayant) ; avènement de l’imagination et de la fantaisie en tout domaine (habillement, nourriture, logement, décoration…) ; éducation non directive intégrale dans les bois ; hédonisme harmonieux à la Rabelais, libération de l’amour, éclatement du couple capsulé.

Noël Godin
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