Dans la rue, pas sur le trottoir !

Trois millions de manifestants n’ont pas réussi à talocher le gouvernement sur la réforme des retraites ? Il n’a fallu pourtant que dix-huit énergumènes pour ridiculiser une préfecture, faire manger son chapeau à un bailleur HLM sarko-compatible et hisser le drapeau noir sur une mairie de banlieue. Récit d’une lutte enfin victorieuse.
Par Nono Kadaver

Sans vouloir offenser la poulaille, mais c’est un fait que ses avis d’expulsion manquent parfois de chaleur humaine. Vous avez jusqu’à lundi pour déguerpir, après quoi on viendra vous déloger à coups de tatanes, articule en substance et par téléphone la préfecture du Val-de-Marne. À compter du lundi 27 septembre, Malik Benahmed devra donc s’attendre à recevoir à tout moment la visite de la force publique. Viendra-t-elle défoncer sa porte à l’aube ou dans l’après-midi ? Lui enverra-t-elle une pleine compagnie de robocops armés jusqu’au bec, ainsi qu’elle le fera à Marseille le 1er octobre pour jeter à la rue une famille chinoise1 ? Suspense.

Malik, qui connaît la chanson, s’attendait pourtant à mieux. Cela fait maintenant quatre ans qu’il habite dans son deux-pièces HLM de Fontenay-sous-Bois, la ville où il a grandi et où vit toute sa famille. Quatre ans durant lesquels il a toujours payé son loyer. Mais le bailleur « social » de son immeuble, la société Batigère, connue pour la pratique audacieuse qui consiste à vendre au privé une partie de son parc locatif et pour l’accueil rugueux qu’elle réserve aux mal-logés2, entend faire fructifier son placement. Pour récupérer le T2, elle tire prétexte d’un embrouillamini que les galériens du logement connaissent par cœur : arrivé dans l’appartement comme co-locataire et resté dans les lieux après le départ de son collègue, Malik, malgré ses demandes insistantes, n’a jamais pu obtenir de bail à son nom. Il fait donc partie de la masse des « occupants sans droit ni titre ». Un statut infiniment commode, puisqu’il permet au bailleur d’empocher les loyers aussi longtemps que ça lui chante, mais aussi d’éjecter le locataire quand ça le gratte, avec le concours empressé de la police.

Que faire ? Malik fait les trois-huit aux confins de la région parisienne et n’a ni le temps ni les moyens de se reloger dans le privé. Demander un relogement dans un autre HLM ? C’est fait, mais il faudra patienter quelques années… Que faire ? La question n’intéresse pas seulement Malik, mais aussi les amis qui viennent chez lui savourer ses disques de Millie Jackson et de Gladys Knight & The Pips. Elle intéresse également les voisins de son quartier, auxquels il rend de fiers services, venant à l’aide ici pour régler un conflit, là pour apaiser une embrouille. Mais le pacificateur peut aussi tourner furax. C’est un trait qu’il partage avec Emmanuel Nicolino, son avocat et ami, qui passe à la maison de temps en temps. Ils se sont rencontrés il y a une quinzaine d’années au Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB). C’est Manu qui, à l’époque, assurait la défense de Malik, militant comme lui du MIB, contre un État qui déjà s’acharnait à l’expulser – en Algérie, cette fois, et non à la rue. Une bagarre remportée à la force des dents par nos deux compères. Manu, l’avocat des causes perdues mais gagnées quand même, défenseur triomphant de CQFD face à la Croix-Rouge française et qui, avec son confrère Eric Charlery, vient d’obtenir la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’affaire d’un adolescent torturé durant sa garde-à-vue3, Manu, donc, n’a pas envie non plus de manger le rebord du trottoir. Des fois qu’il serait à la maison au moment où les condés défonceront la porte...

Que faire ? Les voies légales sont épuisées, mais on peut toujours remuer du foin. Coup de fil à Batigère, où la dame en charge de l’affaire se pourlèche : « Oui, je me suis battue pour que M. Benahmed soit expulsé et j’en suis fière. » Demande de sursis à exécution auprès du préfet, évidemment sans réponse. Expédition à la mairie, où l’on demande à rencontrer le premier adjoint du maire, Pascal Clerget, qui avait promis son aide à Malik, afin qu’il intercède en urgence auprès de l’aimable bailleur. Mais l’adjoint est absent et son secrétariat, voyant débouler Malik, Manu et l’envoyé spécial de CQFD, nous reçoivent comme si nous venions repérer les lieux en vue d’y déposer trois caisses de dynamite.

Nouvelle démarche des trois desperados, cette fois au cabinet du maire, le sénateur PCF Jean-François Vogel. C’est le correspondant de CQFD qui passe le coup de téléphone, non sans se prévaloir, on n’est jamais trop prudent, du nom plus ronflant d’un autre journal auquel il collabore occasionnellement : « Ah, le Monde diplomatique ! On aime beaucoup le Diplo, ici à Fontenay. » Un dialogue courtois s’engage avec le directeur du cabinet, Jean-Jacques Joucla, duquel il ressort que la mairie, tout en déplorant la situation de Malik, n’y peut mais. « Nous avons pris un arrêté anti-expulsion, c’est vrai, mais c’était symbolique, dans les faits nous sommes impuissants. La préfecture ne nous aime pas beaucoup… » Et le bailleur ? Eh bien, à entendre le dir’cab’, Batigère n’a pas franchement tort de vouloir se débarrasser d’un Fontenaysien. « On ne peut pas accorder un HLM de droit à tous les gens arrivés comme co-locataires, ce ne serait pas juste pour ceux qui attendent depuis parfois beaucoup plus longtemps… » Ce souci d’équité n’a pourtant pas empêché Batigère d’encaisser les chèques de Malik pendant quatre ans. Joucla promet néanmoins d’intervenir. À la mairie, où l’on a pris soin de vérifier si l’avocat et le journaliste étaient bien ce qu’ils prétendaient être, on s’étonne manifestement qu’un smicard arabe puisse compter des soutiens dans ces professions réputées distinguées.

Entre-temps, on arrive au week-end qui précède le lundi de l’ultimatum. Il est temps d’agir. Il y a dix ans, le MIB avait bloqué le centre de Fontenay pour s’opposer à l’expulsion de Malik. Et si on refaisait la même ? Chiche ! Quelques coups de fil aux briscards du MIB et les vieux réflexes reviennent : on ressort le mégaphone aux piles éteintes et la banderole rafistolée qui a tenu tête à tant de képis (« Justice pour tous »), on griffonne un tract signé d’un comité de soutien fictif. Et on prie Sainte Millie Jackson de veiller à ce que la police ne se pointe pas avant ou pendant la manif, fixée au lundi 14 heures. Nous serons exaucés. A l’heure dite, les flics sont déjà sur place, flanqués par trois RG. Joucla passe faire un tour : après avoir cherché d’abord à feinter, le dir’cab’ vient à présent nous témoigner son « soutien » diplomatique. Les vétérans du MIB célèbrent leurs retrouvailles – pour certains, la dernière fois remonte à loin. Norredine, l’historique, aujourd’hui élu au conseiller municipal de Nanterre et toujours rigolard même sans son écharpe tricolore, Azouz, qui a fait la révolution à la Régie de quartier d’Aubervilliers, Samir, l’ancien « émeutier » de Dammarie-les-Lys entré dans la flibuste associative4, et puis Christine, Lahlou, Ben… Quelques voisins aussi, mais l’info n’a guère eu le temps de circuler et les troupes sont vite comptées : dix-huit pelé en tout et pour tout, chiffre certes modeste mais néanmoins supérieur, l’honneur est sauf, à celui des forces de police.

Le cortège se met en branle. Bien que clairsemé, il conjure le risque d’être perçu comme une promenade de famille en s’étirant sur toute la largeur du boulevard, banderole en avant. Norredine rythme la cadence au mégaphone. « Pas de justice, pas de paix ! », le slogan maison fonctionne toujours. Des passants nous rejoignent. Au carrefour de la salle Jacques-Brel, une policière vient poliment aux nouvelles : « Vous comptez passer par où ? » Par ici, répond quelqu’un. Non, par là, corrige un autre. « Pause clope ! rugit Manu, on s’arrête pour se consulter. » Et voilà les lascars qui bloquent trois artères le temps de mûrir leur décision. Le cortège s’arrête finalement à la mairie, ou plutôt à l’intérieur de celle-ci. Ne pas compter sur le MIB pour se cantonner à des manifs « bon enfant ». Pour inciter les élus à peser de tout leur poids sur Batigère, qu’ils connaissent bien, et pas seulement à exciper de leurs bonnes intentions, un coup de pression s’impose et c’est Ben, le frère de Malik, qui s’y colle en hurlant en direction du bureaux du maire : « Toi, ce soir, tu dors dans un lit de deux mètres cinquante, et mon frère lui il va dormir où ? » Clerget, le premier adjoint, qui avait promis son aide mais n’a rien fait, descend bredouiller son indignation : « Vous allez sortir ! » Réplique de Samir : « C’est toi qui paies le loyer ici ? Mais jamais de la vie. Tu te tais, tu me parles pas. Tu veux appeler les schmitts, vas-y, nous on bouge pas d’ici. » C’est le moment que choisissent Thierry et Momo, venus de Bobigny, pour s’emparer du mégaphone et scander joyeusement : « Vogel la galère ! Vogel la galère ! » Le personnel à l’accueil est déjà en train de sonner le tocsin quand Joucla fait irruption dans ce foutoir. En patron des lieux, il renvoie les adjoints penauds dans leurs bureaux, reprend la main et propose de nous recevoir « en délégation ». Suivra un mini-Grenelle au cours duquel les deux parties conviendront de la gestion calamiteuse du parc social par l’État sarkozyste (lequel compte racketter les locataires de HLM à raison de 1 milliard d’euros en trois ans) mais aussi, tout de même, de la légitimité pour Malik à ne pas se faire virer avant au moins la fin de la trêve hivernale.

Deux jours passent et toujours rien. Le comité de soutien se mobilise déjà en vue d’une nouvelle manif, cette fois pour porter le chaud à la préfecture, quand la nouvelle tombe, simple comme un bouchon de champagne : Malik ne sera pas expulsé ! Ni aujourd’hui ni demain, car un bail va être signé à son nom, foi de Batigère. « C’est parce que le dossier est devenu politique et médiatique », expliquera en gazouillant l’attachée de presse du bailleur. La Ville s’en sort bien, qui intègre le deux-pièces de Malik à son contingent et peut maintenant communiquer de façon plus convaincante sur sa politique sociale. Mais nos dix-huit manifestants s’en sortent encore mieux, qui ont infligé une cuisante fessée à Batigère et au préfet. Victoire ! Mais ce ne sera peut-être pas la dernière car, comme chante Millie : « It’s all over but the shouting… »


1 Histoire de libérer la place aux promoteurs et aux boutiques Dior qui ont fait main basse sur la rue de la République. À cette occasion, la poignée de manifestants venus en soutien à la famille sera caressée à coups de bottes par les forces spéciales. Images à voir sur http://www.youtube.com/watch?v=vfaO...

2 Comme en fait foi une vidéo du Collectif des mal-logés en colère, consultable sur http://www.dailymotion.com/video/xb...

3 « Paris condamné pour la garde à vue musclée d’un mineur », Le Monde, 4.11.10. Au vu des sévices infligés (un testicule écrasé), on appréciera la retenue de l’adjectif.

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1 commentaire
  • 7 décembre 2010, 12:17, par Hub

    Non à la déprime ambiante ! Non à la morosité ! Non au « on n’a plus de goût à rien » !

    Positivons ! Lisons CQFD, le journal des bonnes nouvelles ! ;o)

    • 27 novembre 2011, 22:08

      Ouiiii !!exactement ! Bravo

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Cet article a été publié dans

CQFD n° 83 (novembre 2010)

Tous les articles sont mis en ligne à la parution du n°84.

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