Bières néocoloniales & optimisation fiscale

Castel fait picoler l’Afrique, puis exfiltre un max’ de fric

Leader français du négoce de vin, le groupe Castel réalise l’essentiel de ses bénéfices en Afrique, où il s’est spécialisé dans la bière, les sodas, le sucre et... l’évasion fiscale. Un scandale disséqué dans un accablant rapport de l’association Survie.
Clément Buée

L’empire Castel ? Depuis l’Hexagone, on en connaît surtout les cavistes Nicolas et quelques pinards grand public : La Villageoise, Roche Mazet, Baron de Lestac, Vieux Papes... Premier négociant de vin en France, Castel se classe troisième au niveau mondial. Mais le groupe, né dans le Bordelais, ne donne pas que dans le jaja. Au Portugal par exemple, il produit les jus de fruits Compal. Et en Afrique, ses filiales font surtout dans la bière.

Castel Beer, Skol, Flag… autant de marques populaires produites, dans bien des pays du continent, de manière quasi monopolistique : le résultat de décennies de business aiguisé, de rachats d’entreprises publiques privatisées, d’absorptions de concurrents et d’amitiés avec des dirigeants politiques locaux – dont pas mal de dictateurs.

Deuxième plus grand brasseur d’Afrique, Castel y est aujourd’hui présent dans une grosse vingtaine de pays, du Maroc au Cameroun en passant par le Burkina Faso et l’Angola. Embouteillant une partie des sodas de la compagnie Coca-Cola sur le continent, il produit aussi ses propres boissons non alcoolisées, ainsi que du sucre et des huiles végétales. Ces activités africaines représentent les quatre cinquièmes du colossal chiffre d’affaires mondial du groupe, qui avoisine les six milliards d’euros chaque année, pour un bénéfice dépassant largement les 500 millions… dont une bonne partie échappe à l’impôt. Autrement dit : Castel gagne un pognon de dingue en vendant de la bière en Afrique, sans contribuer comme il le devrait aux rentrées fiscales d’États qui auraient pourtant bien besoin de cet argent pour développer leurs services publics.

Exilé fiscal depuis Mitterand

Ce n’est pas CQFD qui le dit. Les données exposées dans le présent article proviennent d’un solide rapport de l’association Survie, spécialisée dans la dénonciation du système « Françafrique ». Publiée fin juin, cette enquête intitulée « De l’Afrique aux places offshore, l’empire Castel brasse de l’or » lève le voile sur une partie des montages fiscaux employés par le clan Castel pour maximiser ses profits. Des combines qui ont sans doute aidé la famille du patriarche Pierre Castel, 94 ans (fils d’un ouvrier viticole immigré espagnol et… exilé fiscal en Suisse depuis la première élection de François Mitterrand en 1981), à atteindre le top 10 des fortunes françaises, établi par le magazine Challenges.

L’organigramme du groupe Castel ? Un écheveau opaque et complexe de dizaines de filiales et holdings basées pour certaines dans des paradis fiscaux tels que Gibraltar, l’île Maurice ou Singapour. Les magouilles ? Elles reposent essentiellement sur un concept : réduire les bénéfices des brasseries (et donc leur imposition dans les pays de production) en leur faisant payer des fortunes à d’autres filiales du groupe basées dans des paradis fiscaux.

Pour ce faire, il suffit, par exemple, de facturer les « droits intellectuels » de la marque. En clair : pour avoir l’autorisation de brasser, disons, de la « Castel Beer », une brasserie africaine du groupe Castel doit payer d’importantes redevances à la société qui possède ladite marque. Appelée Beverage Trade Mark Company Ltd, cette entreprise (appartenant également au groupe Castel) est basée au Luxembourg après avoir longtemps été enregistrée aux îles Vierges britanniques, où ses revenus étaient « totalement exonérés d’impôts ».

Autre combine : les centrales d’achats. Propriété du groupe Castel, basée à Gibraltar, la société Globe Export Ltd achète ainsi en gros du malt, du houblon et des bouteilles qu’elle revend ensuite à prix d’or à diverses usines du même groupe Castel. Ces brasseries voient donc leurs bénéfices imposables fondre en proportion des montants envoyés à Gibraltar, où ces revenus, résultant d’une activité extérieure au Rocher, sont là encore « totalement exonérés » de taxes.

Financement d’un groupe armé

En août, un autre rapport est venu rajouter de l’amertume dans les breuvages du groupe Castel. Réalisée par The Sentry, centre de recherche sur les droits humains financé notamment par la Fondation (George) Clooney pour la justice (CFJ), cette enquête accuse une usine de sucre contrôlée par Castel en Centrafrique, la Sucaf RCA, d’avoir financé, de 2014 à au moins mars dernier, en pleine guerre civile, un groupe armé responsable de massacres, l’UPC (Unité pour la paix en Centrafrique)1.

Selon The Sentry, l’usine a procédé à des paiements en espèces, tout en offrant « un soutien en nature sous forme d’entretien des véhicules et de fourniture de carburant ». En échange, les leaders de l’UPC, qui contrôlait la région, « se sont engagés à sécuriser l’usine et les champs de canne à sucre de la Sucaf RCA et à garantir la libre circulation sur les axes routiers clés nécessaires à l’approvisionnement de l’usine sucrière. La Sucaf RCA a également obtenu le soutien de l’UPC pour tenter de protéger le monopole de la société sur la distribution du sucre dans plusieurs préfectures du pays, notamment par la saisie forcée du sucre de contrebande, en particulier celui en provenance du Soudan. » Business is business.

Clair Rivière

1 La République centrafricaine connaît depuis 2013 une situation d’instabilité politique et de violence généralisée, où le gouvernement ne contrôle plus qu’une petite partie du territoire. L’essentiel du pays est aux mains de groupes armés qui se disputent les ressources (or, diamant, bétail…) et multiplient les exactions contre les civils. Présente au début de la crise, l’armée française a fini par quitter la Centrafrique, où sont depuis arrivés des paramilitaires envoyés par la Russie.

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CQFD n°201 (septembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Des fringues et des luttes ». Mais aussi : une analyse critique de l’instauration du passe sanitaire, le récit du meurtre d’un jeune Marseillais par la police, une interview féroce sur la politique municipale d’Éric Piolle à Grenoble...

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