Exploiter les vulnérabilités

Bure, une poubelle nucléaire « chez les ploucs »

Ce n’est ni à Paris ni au Pays Basque que la filière atomique a décidé d’enfouir ses déchets les plus dangereux. Mais alors où ? Dénuée de tradition de lutte, peu peuplée, paupérisée donc corruptible, la Meuse cochait toutes les cases.
Par Gwen Tomahawk

Ses premiers essais nucléaires, c’est au fin fond du Sahara algérien que la France les fit. Ensuite, elle jeta son dévolu sur Mururoa, atoll perdu de Polynésie. L’atome a toujours eu besoin de déserts, où la population est quantité négligeable – et peut se traiter comme telle. Pour enterrer ses déchets les plus radioactifs, l’industrie atomique cherchait une nouvelle cible à coloniser – dans l’Hexagone cette fois-ci.

Le village de Bure, 89 habitants, aux confins de la Meuse et de la Haute-Marne, deux départements largement désertifiés1, se révéla tout indiqué. Et pas seulement pour sa modeste démographie.

Virés de partout… ou presque

C’est à la fin des années 1980 que les géologues de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) commencent à prospecter. Quatre départements sont dans leur viseur : l’Ain, l’Aisne, le Maine-et-Loire et les Deux-Sèvres. « Le choix de ces territoires, effectué sur des fondements purement scientifiques et techniques, ne fait pas l’objet de consultations locales, ni même d’information  », reconnaîtra l’agence a posteriori2. Partout, la protestation est vive. Dans le Maine-et-Loire, elle est incroyable : « Des alliances étranges se sont formées, relate Gaspard d’Allens 3, journaliste engagé. Des chasseurs ont filé des sous à des associations écolos, le clergé a donné une messe de Noël sur les lieux du chantier, des tracteurs ont affronté les gendarmes mobiles. » Forcé de reculer, le gouvernement de Michel Rocard décide d’un moratoire.

Au début des années 1990, le projet revient à la charge. Mais cette fois-ci, pas question de se contenter de critères géologiques : l’endroit sera choisi avec soin, en fonction de son incapacité à résister. Une véritable stratégie de fabrique du consentement sera également élaborée. Dans le Gard, elle échoue, pour cause de vignerons trop remontés. Mais en Meuse, les opposants ne parviennent pas à mobiliser en masse.

Triste campagne

« Si on se souvient de l’histoire, la Meuse, c’est la Première Guerre mondiale, c’est Verdun. Elle a été meurtrie  », rappelle Angélique Huguin, militante antinucléaire locale. Des habitants ont dû fuir leurs villages sur lesquels des milliers de bombes sont tombées, contaminant les sols : des terres sont restées inexploitables pendant des dizaines d’années. «  En Meuse, l’exode est déjà dans les mentalités », remarque Gaspard d’Allens. Dans le nord du département, plusieurs sites restent durablement pollués : à la fin du conflit, on y a éliminé des tonnes de déchets de guerre, dont moult obus non explosés4.

« C’est un territoire d’expérimentation, de périphérie, “chez les ploucs”  », où l’on se permet des choses qu’on ne tenterait pas ailleurs. Résultat : « La catastrophe est déjà là, ce territoire est déjà dégradé », analyse le journaliste, qui pointe aussi les effets délétères du productivisme agricole post-Seconde Guerre mondiale. « À l’origine, le secteur de Bure était une terre d’élevage. Il y a eu un exode rural massif, le remembrement. Maintenant ce sont d’immenses exploitations céréalières bourrées d’engrais. Avant de faire un désert nucléaire, il a fallu créer un désert agricole. » Angélique Huguin complète le triste tableau, en évoquant «  la désindustrialisation, qui a touché le département de plein fouet  ».

Résumons. Un territoire « qui se meurt peu à peu  », avec perte de lien social, déstructuration économique, stigmates des deux guerres. De quoi alimenter le « fatalisme » que Gaspard d’Allens décèle, sur fond de chômage et d’ennui rural.

Acheter les consciences

C’est sur ce substrat-là que l’Andra débarque au milieu des années 1990. Pour séduire les autochtones, elle présente – avec succès – un projet de laboratoire géologique, sans préciser qu’à terme, l’idée est évidemment de construire la poubelle nucléaire dans le voisinage immédiat des roches étudiées.

Afin de fluidifier l’entourloupe, des dizaines de millions d’euros sont déversés chaque année sur la Meuse et la Haute-Marne, via un groupement d’intérêt public auprès duquel communes et associations peuvent s’abreuver. « Depuis plus de vingt ans, il est en permanence sollicité pour construire un banc, refaire une école, acheter du matériel urbain. Après ça, c’est difficile de cracher dans la main qui vous nourrit, grimace Angélique Huguin. Et puis, dans la zone proche du laboratoire, l’Andra s’est arrangée pour donner du boulot à beaucoup de gens. On fournit un emploi au fils et pour toute la famille, ça devient compliqué de militer. »

En 2008, au cours d’une réunion publique, Jean-Marc Fleury, élu meusien opposé au projet, avait balancé : « Ce qu’on étudie depuis 1995 sur le secteur de Bure, ce n’est pas le sous-sol. C’est vous et nous. C’est notre capacité de résister.5 » La bataille du laboratoire a été perdue. Mais celle du cimetière nucléaire est loin d’être terminée. Depuis quelques années, les militants locaux reçoivent l’appui d’antinucléaires de la France entière. Le 28 septembre dernier, ils étaient entre 1 500 et 3 000 à défiler dans les rues de Nancy. En face, la préfecture avait déployé 500 pandores. Du côté de Bure, qu’elle soit policière ou judiciaire, la répression est très dure. Quand les ploucs se rebiffent, l’État n’hésite pas à distribuer des bourre-pifs.

Clair Rivière

« C’est bien pour ça que la Meuse a été choisie » : une histoire de lobbying

Si l’Andra a profité des faiblesses du territoire pour s’y implanter, tous les habitants n’ont pas cédé à ses sirènes — loin s’en faut. Mais le combat est sacrément déséquilibré, comme l’illustre cette flippante anecdote contée par Claude Kaiser, membre de l’association des élus opposés à l’enfouissement des déchets radioactifs (Eodra).

« En 1998, j’ai été reçu avec deux de mes collègues par la conseillère environnement de Lionel Jospin, qui venait d’être nommé Premier ministre. Elle nous a écoutés quelques minutes, puis elle a dit : “Arrêtez, vos arguments on les connaît. Et ce sont de bons arguments.” Elle les a développés à notre place et a terminé en disant : “Je suis d’accord avec tous vos arguments et je vais même vous dire mieux. Lionel Jospin est d’accord avec vous, on en a discuté avant la réunion, il n’a rien à redire sur votre argumentation.” Alors je lui demande : “Mais Madame, du coup on va pas avoir Bure ? ” Elle me répond : “Ah, si ! ” – “Ben, pourquoi ?” C’est là qu’elle nous a expliqué ce qu’était le lobbying.

Si une entreprise très polluante veut s’installer dans votre commune, votre première réaction va être de dire non. Mais finalement, avec les arguments sonnants et trébuchants, les emplois créés, l’accord de certains conseillers municipaux et tout ça, vous allez peut-être finir par dire oui, surtout si cette pression est exercée par plein de gens. Eh bien, un gouvernement, c’est pareil. Aujourd’hui, désolée, mais Jospin n’a pas le rapport de force pour arrêter Bure. On a Cogéma, Framatome qui sont tous les jours à notre porte. Ils veulent le trou de Bure pour pouvoir dire qu’ils maîtrisent la filière nucléaire de l’amont jusqu’à l’aval. Ils nous harcèlent pour qu’on le fasse. Et puis, dans le gouvernement, vous avez des gens comme M. Fabius, M. Strauss-Kahn, qui sont très liés aux industriels du nucléaire et qui poussent. Lionel Jospin ne peut pas dire non dans l’état actuel du rapport de force.

À ce moment-là, je lui dis : “Madame, vous êtes en train de dire que le Premier ministre de la France va donner son accord à un projet dont il réprouve les conséquences pour l’humanité ? ” Et dans les yeux elle me répond : “Oui.” Je dis : “Mais alors, qu’est-ce qu’on peut faire ? ” – “Rien. Enfin, si, il y a peut-être une chose...” Elle met ses deux mains comme une balance et elle dit : “Vous nous mettez 10 000 personnes dans la rue et là, le rapport de force s’équilibre un petit peu, on peut commencer à discuter.” Je réplique : “Mais Madame, comment voulez-vous qu’on mette 10 000 personnes dans la rue en Meuse ? ” Elle conclut : “C’est bien pour ça que la Meuse a été choisie. Au revoir, Messieurs.” »


1 Moins de 190 000 habitants chacun, en baisse quasi constante depuis le XIXe siècle.

2 Cigéomag (support de communication du futur centre d’enfouissement, appelé Cigéo – Centre industriel de stockage géologique) n° 3 (08/2013).

3 Auteur avec Andrea Fuori du très bon bouquin Bure, la bataille du nucléaire, Seuil/ Reporterre, 2017.

5 L’Affranchi de Chaumont (07/11/2008).

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