Témoignages tsiganes

« Brûlez-moi et je peux chanter »

Ce livre, « Brûlez-moi, comme ça, je peux chanter ! » 1, raconte la vie de quelques familles rroms à Marseille. Dom et Kamar Idir, avec la complicité de Dominique Carpentier, partagent leur engagement aux côtés de Sabina, Sergiu, Petru, Mimi, Ramona, Marin, Vandana, Estera, Dorin, Samson, Florica, Moïse, Rezvan,… Des noms, des visages, des histoires que la société préférerait ne pas voir.
Par Kamar Idir

L’index du cahier photographique de Brûlez-moi égrène le chapelet d’un exode perpétuel : cité Bellevue, parking de la DDE, château Bel-Air, Le Rouet, porte d’Aix, îlot Chanterelle, jardin Guigou, rue Zoccola, chemin de la Madrague-Ville, caserne Cardot, terrain Véolia, marché aux Puces, La Parette, etc. Derrière ces noms parfois buccoliques, se cachent des squats, des cabanes, des roulottes, des bidonvilles souvent éphémères, toujours précaires. La litanie des lieux figure l’entêtement à survivre et, avec ce livre, à témoigner d’une situation insoutenable.

Le titre de cet ouvrage auto-édité ? Un vers improvisé par Tchepi au milieu des ruines et des pneus qui brûlent sur un terrain vague de La Capelette. Sans savoir jouer de la guitare, il brutalise les cordes et clame la détresse des exilés : « Ma princesse, ne t’inquiète pas, tu me reverras bientôt dans ton lit […]. Je ne suis pas venu ici pour être mangé par les rats et les poux / Je reste ici pour faire un peu de sous. »

« On voulait des histoires, de la parole vive, on n’est pas des chercheurs, il y a assez de discours comme ça, clarifie Dominique Idir. J’admire leur persévérance, leur capacité à toujours rebondir », ajoute cette Normande énergique dont les boucles d’oreilles, les cheveux flamboyants et les jupes longues la confondraient aisément avec les femmes qu’elle accompagne depuis une décennie. « J’ai vécu sur les routes depuis mes vingt ans, avec un cirque, explique-t-elle. Toute petite déjà, à Avranches, chaque fois que les Gitans passaient, je leur courais après dans l’espoir qu’ils m’enlèvent ! » Mais le premier contact avec les Rroms, c’est lors de l’expulsion du squat de la rue d’Aubagne, quartier Noailles, le 17 décembre 2007. « C’est là que je me suis liée d’amitié avec Sabina, se souvient Dom. Elle était malade, sans ressources, je l’ai aidée à obtenir l’allocation adulte handicapé (AAH). »

Kamar est photographe – et infatigable reporter à radio Galère. Il travaille ses portraits à l’ancienne, argentique et longueur de temps : « Souvent, j’oubliais mon appareil dans le sac. Je passais des journées entières à jouer avec les enfants, à blaguer avec les vieux… À la fin, c’était eux qui me demandaient de leur tirer le portrait. » Certains n’ont jamais voulu être pris en photo. D’autres posaient comme condition qu’elles ne sortent pas du cercle familial. Au bidonville de La Parette, « les dames rroms faisaient le bisou à la Préfette à l’égalité des chances lors de ses visites », se marre Dom. Kamar se souvient de cette fonctionnaire plutôt humaine : « J’étais en train de construire une cabane à l’entrée du camp pour y développer des activités d’art plastique avec les minots, quand la préfette se pointe et me houspille : “Monsieur, c’est la dernière maison que vous construisez ici, d’accord ?” Elle m’avait pris pour l’un d’entre eux. »

Par Kamar Idir

Kamar Idir est arrivé d’Algérie en 1994, réfugié du conflit entre barbus et képis. « J’ai rencontré des Rroms de Yougoslavie, et entre personnes qui ont fui une guerre, on s’est compris. Quand je montre des photos de ma mère et ma grand-mère, avec leurs foulards kabyles et leurs pieds nus dans la poussière, les Rroms s’exclament “c’est comme nous !”. Et après que j’ai eu passé des après-midis à jouer au foot avec leurs gosses, ils m’ont posé un chapeau sur la tête. “Kamaro, tu es des nôtres”. » Il est heureux de cette relation : « J’aimerais aller les photographier chez eux. » En Roumanie. « Ils adorent leur pays, la maison qu’ils ont laissée là-bas et qu’ils ont dû quitter faute de travail, témoigne Dom. Ils disent que là-bas il fallait souvent choisir entre manger et se chauffer… » Comme dit Dorin Moldovan : « À quoi sert une maison, s’il n’y a plus personne autour de ta table ? »

« Être tsigane, c’est notre langue et l’amour qui monte dans ton cœur quand on est réunis et qu’on fait la fête », balance Rezvan, quinze ans. Son père, Dorin, affirme qu’il est psychologiquement fragile, qu’il aurait besoin d’un pope pour le délivrer du mauvais œil. Question mauvais œil, Rezvan a peut-être une explication : « Ici, je ne veux pas dire qui je suis réellement, car je serai tout de suite rejeté. »

Hors les campements, au gré des virées poubellières équipées de poussettes et de crochets métalliques, les noms, prénoms, surnoms et autres sobriquets servent à brouiller les pistes dans un monde hostile, où il faut souvent partir sans laisser d’adresse pour fuir les persécutions. Le cliché noir et blanc en couverture, portrait de groupe sous l’arche de brique d’une voie de chemin de fer du quartier de La Capelette, évoque d’autres époques, d’autres exils, d’autres résistances. Seuls quelques détails vestimentaires, comme un sweat-shirt à capuche, ramènent au temps présent.

Dans un entretien enregistré par Dom, Mimi parle de sa famille comme d’éternels parias. En particulier pendant la seconde Guerre mondiale, lors de la déportation des Tsiganes vers la Transnitrie par le régime pro-nazi d’Antonescu : « Ma mère était très jolie, elle a dû se couvrir le visage de suie pour ne pas être violée. » Son mari Petru se souvient aussi de cette période noire : « Mon grand-père, pour échapper à une arrestation, a éventré un cheval et s’est caché à l’intérieur. »

« Sous Ceausescu, c’était bien d’un point de vue social, mais les Tsiganes ont perdu leur âme », estime Mimi. Même si leur nomadisme est largement fantasmé, leur savoir-faire de forgerons, dresseurs de chevaux, rempailleurs, rétameurs, cordonniers… leur avait ménagé une liberté enviable comparé aux paysans et aux ouvriers d’usine. Le régime socialiste a imposé la sédentarisation et obligé les Rroms à « s’intégrer » en se louant comme journaliers agricoles. Mais le racisme ambiant les laissait en marge du salariat : on les payait souvent en nature, avec des pommes de terre ou des œufs.

Selon Dom, les gadjés qui rejettent les Rroms expriment au fond une crainte inavouée. Ils paniquent à l’idée de découvrir dans ce miroir de l’hyper-précarité tsigane leur propre destin dans le monde tel qu’il va. « Il paraît qu’en Allemagne, première économie européenne, 25 % des travailleurs vivent en dessous du seuil de pauvreté », rappelle-t-elle.

« Brûlez-moi n’est pas un pamphlet, mais des portraits, des récits de vie. Ce sont eux qui ont décidé de prendre la parole en nous permettant de faire ce livre. » Dominique Carpentier décrit dans un beau texte le baptème d’Andreï, petit-fils de Sabina, dont le retard à l’église faillit provoquer une émeute. « Nous n’envisageons ni les photos ni les films sans une action militante », précise Kamar. Mais au-delà du politique, c’est la relation amicale qui prévaut. Voilà pourquoi Dom ne conçoit pas, ne se sent pas capable de multiplier ce genre d’interventions à l’infini, comme le réclamerait l’urgence vitale dans laquelle sont immergés les Rroms de Marseille. « Parce que l’amitié reste et que ces histoires sont dures, désespérantes… ça use. » Entre sourire et œil humide, et pour dédramatiser l’instant, elle raconte le commentaire de Dan une fois le bouquin en main : « Je peux faire une critique ? Votre livre, il n’est pas assez gros. On n’y est pas tous ! »


1 « Brûlez-moi, comme ça, je peux chanter ! » – Fantasmes et réalités autour d’une immigration comme les autres, photos, film et textes de Dominique Carpentier, Kamar et Dominique Idir, Artriballes 2016. artriballes@cegetel.net

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