Guibert, le retour

Berger, pas moutonnier

Résumé de l’épisode précédent1 : né sur les quais de Marseille, Alain Guibert s’est forgé un destin d’herbassier dans le Luberon. Avec compagne et enfants, il n’a jamais renoncé au rêve de liberté qui l’a poussé à changer de vie, malgré les pièges de la politique agricole. Où l’on parle foncier, bio, commerce, primes, puces, mais aussi confiance, air pur et révolution.

UN ÉTÉ, PROFITANT DE SON ABSENCE, l’associé d’Alain Guibert a rompu le contrat qui les liait. Alain doit alors se rabattre sur un lopin qu’un paysan a bien voulu lui prêter. Mumu, sa compagne, se souvient : « Les gens du coin qui nous aiment – et il y en a beaucoup – se sont mis d’accord avec moi pendant qu’Alain était en montagne et on a construit cette bergerie, pas belle, mais qui veut dire beaucoup. Chaque arceau du tunnel, c’est un voisin qui l’a apporté…  » Et des proprios du coin, comme le photographe Cartier-Bresson, prêtent des pâturages, permettant ainsi à la famille de survivre. « Ici, on n’est toujours pas chez nous,mais c’est pas notre but, être propriétaire. On est simplement dans un endroit où personne ne peut plus nous mettre dehors. » Mumu, qui est conseillère municipale, pointe l’incontournable problème du foncier : « À Revest, le maire nous a raconté qu’il y a quatre ans il y avait huit bergers sur sa commune. Il n’en reste plus qu’un. Les jeunes ne peuvent plus s’installer. Les forêts se referment sur les parcelles, les feux font des ravages. Les maires te le disent : on a les terres pour que les jeunes s’installent, mais on n’a pas de maisons pour les loger. » Toutes transformées en résidences secondaires…

par Ferri

Puis on cause commerce : « Je n’ai pas l’étiquette bio. Je préfère être naturel et vendre en circuit court à des gens qui me connaissent. Parce que, bientôt, les Leclerc et les Auchan décideront du cahier des charges des labels bio. Si tu n’es pas estampillé, tu n’es pas récupérable. Moi, ce qui me désespère, c’est que dans ce système tout est récupéré avant même d’exister. » Alain est chaleureux dans ses relations de voisinage, mais les rapports de force imposés font naître en lui une saine colère. « Il y a des agneaux bio qui ne voient jamais un pré, ils grandissent en étable. Ils mangent du grain bio qu’on leur amène en camion depuis l’Espagne, par exemple. Et ça, c’est peut-être bio, mais c’est pas naturel ! Ou le cahier des charges est très strict et les produits deviennent chers, élitistes. Ou alors on devient de moins en moins regardants et ça va devenir une étiquette commerciale vide de sens. Nous, on veut pas entrer là-dedans. » Mumu abonde : « C’est mon fils Mathias qui fait la vente directe. Il s’est branché avec des AMAP d’Aix, de Marseille… » Alain : « Nous, on a 300 ou 400 agneaux par an. À cette échelle, tu peux privilégier la confiance. Guibert, c’est pas Tapie, moi je suis un homme de parole. Je préfère vivre avec la confiance. Et j’aimerais que ça soit universel. Tant qu’on est obligés d’être méfiant, on s’en sortira pas. Pour des raisons de santé, on a réduit le troupeau de moitié, mais on a aussi abandonné les maquignons. La part du grossiste, elle est répartie entre l’acheteur et nous. Du coup, on gagne autant qu’avant en travaillant moins. »

Reste la dépendance aux primes. « Là, il faudra une révolution pour reprendre notre liberté. Les prix n’ont pas changé depuis vingt ans. C’est comme si le SMIC n’avait pas augmenté non plus et que Bruxelles paie la différence à tous les prolos européens pour qu’ils puissent grailler… C’est dingue, mais près de la moitié de nos salaires est assurée par les primes. » Et ce n’est pas fait pour réjouir Alain : « J’ai pas choisi ce métier pour devoir me refoutre le nez dans le système. Je ne suis pas du genre à aller manifester pour plus de primes, plus d’argent. » Mumu nuance : « On pourrait vivre sans les primes. Certains se battent pour ça. On les accepte parce que c’est facile et qu’on est fatigués. Guibert, ne me dis pas que, pour pouvoir refuser les primes, on doit retourner vivre dans une grotte ! Mathias vise une façon de faire ce métier en se passant des subventions. Il réfléchit avec d’autres jeunes à comment privilégier les échanges extramonétaires, le troc, l’entraide. Il avance par rapport à nous. » Alain hausse les épaules : « C’est tout le système qu’il faut tomber. Comme le puçage : c’est un problème d’éthique. Puces ou étiquettes, je m’en fous. Ce qui est grave, c’est ce qui vient après : la banalisation d’un flicage high-tech pour les êtres humains aussi. Mais ce combat est difficile. D’ici la fin de l’année ça devrait être mis en place, et si tu refuses ils peuvent te sucrer les primes. »

L’heure de la sieste est propice à la pensée : « En fait, il faudrait qu’on se démerde pour être encore plus heureux que ce qu’on est. Bien vivre, bien manger, partager, faire l’amour, y a rien de plus subversif ! Il faut que tu montes nous voir là-haut en été. Tu verras comme c’est apaisant, ce rythme, cette immobilité, le changement d’échelle entre toi et le monde. Tu es assis sur une pierre, il ne se passe rien. Tes traumatismes d’enfance et tes points retraite te paraissent lointains, tout d’un coup. » Mumu sourit : « Ce qui fait la force de Guibert, c’est sa stabilité, qui est sûrement due à son rapport aux bêtes, à la nature. Il ne bouge pas. » « C’est ça, dis que j’ai pas évolué !  », grommelle Alain. « Il a les mêmes idées et la même générosité depuis que je le connais. Ce n’est pas un homme à dénigrer les autres. C’est un sage. » Alain, encouragé : « La vie, c’est pas une question de détails. C’est LA vie. Tant qu’on accepte de marcher dans leur sens, on nourrit leur système et on se fait baiser. Il faut les renverser. » Et Mumu de conclure : « C’est ça, l’utopie de 68. Que tout le monde se lève un beau matin en se disant : aujourd’hui ma vie va changer. »


1 Lire CQFD n°60, octobre 2008.

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