Auto-organisation des quartiers populaires

Barcelone, quelle ville en commun ?

Aux élections municipales de mai prochain, Barcelona en Comú, liste issue des mouvements sociaux, va remettre son mandat en jeu. La métropole catalane, où affluent 150 000 touristes par jour pour 1,7 million d’habitants, va-t-elle passer aux mains du félon Manuel Valls, candidat de la bourgeoisie nationaliste ?
Au-delà du feuilleton politique, une âpre bataille se mène, spécialement sur le plan du logement. La Barcelone populaire résiste comme elle peut à la touristification, à la spéculation, à la gentrification et aux expulsions locatives. Et pour cela, elle s’appuie sur une persistance vivace d’auto-organisation à la base, de syndicats de quartiers, d’associations de voisins et de projets coopératifs.
Barcelone, quartier de Ciutat Meridiania. Lors d’une tentative d’expulsion, un voisin proteste auprès d’un huissier. (Photo Guillaume Darribau / Guillaumedarribau.com)

Dans le quartier de Poble Sec, Sabah tient une petite cantine aux prix imbattables. Mais ce lundi 11 février, elle n’est pas à ses fourneaux. Elle a marché quelques pas, jusqu’à La Base, un local coopératif où se tient ce soir-là l’assemblée du syndicat de quartier. Chacun, chacune expose à tour de rôle ses soucis, donne des nouvelles. Sabah explique qu’elle a réussi à retarder son expulsion en déposant une demande de loyer social.

À Barcelone, la question du logement est la principale problématique socio-urbaine. Dans les quartiers encore populaires du centre, les collectifs de défense des expulsés ont réussi à retisser des solidarités. C’est une partie de ce qui se joue à La Base : « Le projet de ce lieu est issu d’expériences de squats, mais aussi des assemblées de quartier après le mouvement des Indignés, explique Pepa. On a eu l’idée de vivre le communisme dans le quartier à partir d’un athénée [centre social dans la tradition libertaire]. Donc on a loué ce local il y a cinq ans : on a fait un bar, une salle de réunion, une librairie, une coopérative de consommation à base de récupération d’invendus, des ateliers collectifs, des cours d’alphabétisation, une crèche, un groupe de femmes contre le machisme, etc. Toutes les dimensions de la vie. La Base est une coopérative communaliste qui met la politique au cœur de la vie. La participation y est intergénérationnelle, très mélangée, à l’image du quartier. Toutes les pratiques de débrouilles s’entremêlent. On est comme une famille.  »

Concrètement, comment lutter contre la gentrification et les expulsions à l’échelle du quartier ? « Notre premier mode d’action, c’est d’empêcher les expulsions en bloquant l’entrée aux huissiers, poursuit Pepa. Ensuite, nous cherchons à négocier des loyers sociaux pour les personnes en procédure d’expulsion. Si ça ne marche pas, on investit collectivement des agences immobilières pour les obliger à négocier. On dénonce aussi les pratiques spéculatives. Notre but est également de lutter collectivement avec d’autres assemblées ou projets coopératifs, comme Can Battló dans le quartier de Sants.  »

Kill Blackstone

Le lendemain, dans la banlieue sud de Barcelone, un rassemblement est organisé devant le siège catalan de la compagnie Blackstone – « le plus grand fonds immobilier au monde  », annonce sa page web. Ce fonds vautour, qui spécule sur les dettes immobilières des particuliers touchés par la crise économique, a été créé en 1992 par d’anciens banquiers de Lehman Brothers. Il s’est aiguisé le bec sur la péninsule ibérique, avalant au passage le portefeuille immobilier de la banque Catalunya Caixa en 2014 et la moitié des titres toxiques de la banque Santander en août 2017.

« Blackstone, par le biais d’un réseau complexe de sociétés, est devenue la première société immobilière privée du patrimoine espagnol. Elle réserve un traitement indigne à ses locataires, laisse proliférer les narco-logements dans les quartiers et contribue à gonfler la scandaleuse bulle des loyers. Le vautour ne pourrait régner en maître sans la complicité des administrations publiques du pays, qui lui offrent pour ainsi dire des logements sociaux en location, [...] lui accordent des réductions fiscales [...] ou lui font profiter de l’argent public.  »1

En mars 2015, 90 000 Espagnols étaient descendus dans les rues de Madrid pour protester contre ces fonds vautours. Près de 700 000 familles espagnoles ont été virées de leur logement depuis l’éclatement de la bulle immobilière, à la fin des années 2000. À Barcelone, deux milliers de résidents sont expulsés pour impayés chaque année.

Ce 12 février, une petite centaine de personnes sont venues participer au lancement de la campagne « Kill Blackstone », à l’appel des syndicats de quartier, de locataires et de la PAH (plateforme des victimes des crédits immobiliers), association de familles ruinées et expulsées de leur logement par les banques, dans laquelle l’actuelle maire de Barcelone, Ada Colau, a longtemps milité. « On est assez nombreux pour commencer la révolution, non ?  », plaisante un septuagénaire. « Nos maisons ne sont pas des marchandises  », « Stop desahucios  » (« Stop aux expulsions »), scandent de petites vieilles, masques de vautour sur le front, en se trémoussant sur le morceau Resistencia du groupe Ska-P que crache la sono.

Aux fenêtres du building, les employés curieux jettent un œil furtif, puis les grands stores blancs se ferment les uns après les autres. « Il s’agit d’attirer l’attention sur ces fonds vautours et leurs sous-traitants, pour les dégager de notre ville et de notre pays, déclare Jaime Palomera, du Syndicat des locataires. C’est nous qui allons les expulser.  » Le gouvernement finira-t-il par se positionner sur cette prédation à grande échelle ? À Barcelone, les fonds spéculatifs immobiliers possèdent 10 % du parc, 80 % restent aux mains de (petits) propriétaires privés.

Que fait la mairie ?

À Barcelone, le taux de logement social est particulièrement faible : 1,5 % seulement, contre 22 % à Paris ou 40 % à Copenhague. Le loyer moyen, qui ne cesse de grimper, dépasse les 850 euros, soit peu ou prou le montant du salaire minimum. La capitale catalane a les loyers les plus élevés d’Espagne.

C’est peu dire que lorsque la liste Barcelona en Comú est arrivée en tête des élections municipales de 2015 en portant haut la bannière du droit au logement, elle a suscité beaucoup d’espoir. Mais elle n’a obtenu que 11 sièges de conseillers municipaux sur 41, ce qui l’a obligée à faire alliance avec la gauche indépendantiste et le Parti socialiste. Une situation qui lui laisse peu de marge de manœuvre.

Théoricien de la plateforme municipaliste de Barcelona en Comú, Joan Subirats donne rendez-vous dans son bureau de l’Institut culturel de Barcelone, sur la Rambla. Numéro deux de la liste pour les municipales de 2019, il expose son point de vue : « La victoire inespérée de 2015 est liée en partie au prestige d’Ada Colau au sein des mouvements sociaux et son image de probité. Elle a permis à des associations qui travaillaient sur des projets distincts (immigration, énergie, écologie, éducation, urbanisme, etc.) de fusionner dans un projet de changement social à l’échelle municipale. Dans un monde globalisé, notre idée est que la ville devrait avoir plus d’importance dans le champ politique que ce qu’on lui accorde au niveau étatique. Donc cela a amené des gens nouveaux sans expérience institutionnelle à faire leur preuve en quatre ans avec une tâche large et multiple de transformation sociale.  »

Subirats énumère quelques réalisations de la municipalité : services funéraires municipaux à prix abordables ; mise en place d’un service public de santé bucco-dentaire ; développement des crèches ; système de budget participatif par voie numérique. Il insiste sur cette dimension participative connectée : « Face à un monde uberisé, il s’agit de bâtir le coopérativisme du XXIe siècle !  »

Il y a aussi la mise en place de consultas populares, initiatives citoyennes qui reposent sur 13 750 signatures, après quoi les services municipaux mettent à disposition des citoyens les moyens de travailler en commission et obligent les élus à se prononcer sur la question. En mars 2018, la municipalité a ainsi procédé au retrait de la statue d’Antonio López, qui avait bâti sa fortune sur la traite négrière. En novembre, lasses des obstacles bureaucratiques, les organisations à l’initiative du déboulonnage ont rebaptisé de facto la place au nom d’Idrissa Diallo, un jeune Guinéen mort par manque de soins en 2012 dans le centre de rétention de Zona Franca, à Barcelone.

Mais la grande bataille reste celle de la municipalisation de l’eau. « Depuis que nous avons décidé d’organiser une consultation populaire sur la reprise en gestion publique de l’eau à Barcelone, le concessionnaire privé 2 a déposé plus de vingt recours juridiques pour l’empêcher... Au conseil municipal, la plupart des autres formations ont voté contre la convocation de cette consultation, au mépris d’une règle qu’elles avaient approuvée un peu plus tôt. On a fait un recours juridique, qu’on a gagné ; puis au conseil municipal, le principe de la consultation a finalement été approuvé. Mais le concessionnaire a encore fait un recours sur ce vote-là…  », relate Laia Forné, conseillère à la participation citoyenne à la mairie3. « La lutte est très inégale face aux moyens mis en oeuvre par les grands groupes. C’est très difficile de changer cette situation en quatre années  », résume Joan Subirats.

Concernant les élections de mai 2019, le politologue affiche une confiance tempérée : « On pense qu’on peut gagner avec une nouvelle coalition, mais la situation générale est très instable, notamment en regard de la question indépendantiste. Barcelona en comú a une position souverainiste, qui reconnaît la nation catalane dans un cadre fédératif, ce qui ne satisfait ni les indépendantistes catalans ni les socialistes. De plus, on peut nous critiquer sur les résultats décevants concernant le logement. Ça a été le grand cheval de bataille d’Ada Colau, mais les prérogatives municipales en la matière restent limitées... Ensuite, même si Barcelone est la ville la plus sûre d’Europe, la question de la sécurité peut être instrumentalisée par nos adversaires en raison de l’augmentation de la petite délinquance. Enfin, du point de vue libéral, il est reproché à Ada Colau d’avoir voulu freiner le développement économique de la cité en régulant trop le secteur touristique.  »

Et quel regard porte Pepa, du syndicat de quartier de Poble Sec, sur l’action de la mairie ? « On ne se mêle pas à l’institutionnel, même si on considère que Barcelona en comú, c’est toujours mieux que la droite. On n’est pas dans une relation conflictuelle, mais ça ne nous empêche pas de les critiquer pour leurs insuffisances.  »

L’esprit du Raval

Jeudi 14 février, vers midi, une trentaine de personnes, membres des syndicats de quartier et riverains, s’opposent à des expulsions dans le populaire et métissé Raval, à deux pas de la Rambla. Munies de sifflets, elles font un maximum de barouf à l’approche des huissiers et bloquent pacifiquement l’entrée des logements visés. Les huissiers restent au large, un peu dépités, puis s’éloignent sous des cris joyeux : « Hors du quartier !  » Les flics n’interviennent plus dans ces cas-là. Taxis et camions de livraison qui circulent dans la rue klaxonnent en soutien. Quatre expulsions seront empêchées au Raval et une à Poble Sec.

De la lutte contre les expulsions au combat pour la survie, les rues étroites du Raval nous font dériver jusqu’au local du syndicat des vendeurs ambulants, sénégalais d’origine pour la plupart, que l’on croise parfois dans les couloirs du métro avec d’énormes baluchons remplis de bibelots et de vêtements à vendre sur les sites touristiques. « Avant 2015, nous étions victimes de persécutions policières, explique Babakar, arrivé en Espagne en 2011. Les policiers nous confisquaient nos marchandises, nous traitaient comme des délinquants. Après la mort d’un camarade, il a fallu porter une voix pour défendre les droits des migrants. Cela a abouti à la création du syndicat en 2015. Nous avons manifesté et l’attitude de la police a changé. Nous ne sommes pas un syndicat formel avec des adhésions et tout ça, mais chaque [vendeur ambulant] peut venir nous voir s’il a un problème. Nous sommes la voix des sans-voix.  »

Un esprit de solidarité et d’auto-organisation qui s’inscrit depuis le début du XXe siècle dans la tradition de ce quartier ouvrier décrit par l’historien anglais Chris Ealham : « Il était certain qu’une pauvreté inimaginable régnait dans le Raval mais, contrairement à ce que véhiculait la légende [qui présentait cette] zone comme une lie indisciplinée, un ordre social et culturel y régnait également : c’était l’ordre direct, combatif et résolu de la classe ouvrière. C’était cet ordre rival qui faisait naître la terreur dans le coeur des élites de la ville. […] En raison de la surpopulation dans les logements, les rues du quartier fonc-tionnaient comme une extension du foyer, d’où des interactions humaines directes, intenses et fréquentes. De plus, en réponse aux problèmes matériels du quotidien, les ouvriers développèrent des pratiques de partage et de réciprocité. 4 »

Ciutat Meridiana

Barcelone, quartier de Ciutat Meridiania. Des voisins et voisines tentent d’empêcher une expulsion. (Photo Guillaume Darribau / Guillaumedarribau.com)

Adossé à la montagne, Ciutat Meridiana est le quartier le plus excentré au nord de Barcelone, le plus pauvre aussi. Dans les années 1950, on avait renoncé à y installer un cimetière, à cause du fort taux d’humidité. « Certainement, ce qui était mauvais pour les morts devait être bon pour les vivants  », aime à ironiser Filiberto Bravo, dit Fili. Responsable de l’association des voisins et voisines du quartier, cet ancien ouvrier formé à l’anarcho-syndicalisme, habite le quartier depuis plus de quarante ans.

Ce soir, au moins 70 personnes sont venues à l’assemblée. En majorité des femmes, d’origine sud-américaine, venues avec leur marmaille. La question du logement et des expulsions est au cœur des interventions. Un collectif de volontaires formés par la mairie propose de passer chez les gens pour vérifier si leur contrat d’électricité et de gaz n’est pas surfacturé. De quoi permettre de précieuses économies à des foyers très précaires. « La plupart des gens ici savent ce qu’ils vont manger demain, mais pas forcément le jour d’après  », explique Fili. Les cas de malnutrition infantile sont nombreux.

Un autre collectif offre une aide psychologique gratuite aux personnes qui doivent gérer le stress d’une expulsion. La veille, une femme d’âge mûr a réussi à éviter la sienne, elle remercie l’assemblée de son aide. Puis les membres du bureau de l’association invitent les habitants à s’investir plus, à ne pas rester simple consommateurs de services juridiques et sociaux. Enfin, on évoque les expulsions à venir dans le mois. Chaque concerné donne le jour, l’heure et l’adresse pour que les voisins puissent venir en nombre bloquer les huissiers. Toutes les semaines, ils interviennent quatre à cinq fois dans le quartier.

À la fin de l’assemblée, une femme gitane, les larmes aux yeux, vient timidement faire part de son cas à Fili. Elle doit être expulsée prochainement avec ses deux enfants en bas âge, son homme est en prison. « La majorité des gens qui se tournent vers nous ont déjà subi une expulsion auparavant. À 90 %, ce sont des mères célibataires  », dit Fili. Dans le quartier, l’association a recensé près de 250 logements squattés, il y en a sans doute une centaine de plus en réalité. Pourtant, « la plupart des familles ne veulent pas occuper, mais pouvoir avoir un loyer social équitable  ». Au cours des huit dernières années, la mobilisation collective des voisins aurait sauvegardé le logement de 1 100 familles sur une population globale d’environ 10 000 habitants.

Lorsqu’on demande à Fili ce qu’il pense de l’action de la municipalité, il fait d’abord une moue dubitative en lissant sa barbichette en tire-bouchon. « Ada n’est venue que deux fois en cinq ans. Les gens de la mairie et leurs sociologues nous ont étudiés comme des bêtes curieuses, mais pas grand-chose n’a été fait.  » Néanmoins, il reconnaît que les services sociaux de la mairie ont pu régler plusieurs problèmes en rachetant des appartements aux banques pour en faire des logements sociaux. Ils ont créé aussi un groupe de médiation pour contrôler la légalité d’une partie des expulsions et obtenu des banques la mise en place directe, dans certains cas, de loyers sociaux.

Malgré tout, en ne répondant pas suffisamment aux besoins les plus urgents, la municipalité a pris le risque de nourrir le ressentiment des populations les unes contre les autres. Et ainsi d’exacerber la xénophobie, exploitée par les partis de droite comme Ciudadanos, qui soutient la candidature de Manuel Valls à la mairie de Barcelone. Fili dit d’ailleurs avoir été contacté par l’équipe de l’ancien Premier ministre hexagonal, qui souhaitait faire campagne dans le quartier : « On lui a proposé de venir empêcher une expulsion avec nous. Et d’assister à une assemblée, à la condition qu’il ne prenne pas la parole. Il n’a pas donné suite...  »

En bon libertaire, Fili n’oublie pas de se tenir à bonne distance des jeux électoraux. Et de rappeler que le but de l’association est d’abord « l’autogestion de la vie quotidienne du quartier  ». « Créer de la convivialité et du bien-être. Faire en sorte que nous soyons d’abord des voisins et pas des étrangers…  »

Mathieu Léonard

Guillaume Darribau vit dans la banlieue de Barcelone. Les photographies publiées ici sont tirées de son exposition La Ciutat embargada, sur la lutte et la solidarité contre les expulsions à Ciutat Meridiana. GuillaumeDarribau.com


1 Fátima Martin, « Blackstone : comment un fonds vautour américain s’est offert l’immobilier espagnol », sur le site de L’autre quotidien, 26 février 2018.

2 AgBar (Aguas de Barcelona), filiale de la multinationale française Suez.

3 Propos recueillis par Clair Rivière.

4 Chris Ealham, Barcelone contre ses habitants, 1835-1936, CMDE éditions, 2014.

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