Avoir le cancer, plutôt crever !

Scandaleux ! Des habitants de Tarente, port industriel du sud de l’Italie, exigent la fermeture de l’usine qui les fait vivre, et dont les émanations de dioxine provoquent maladies et morts dans la région.…

Ils devaient déferler sur Tarente, ville de la région des Pouilles dans le talon de la botte, en ce 2 août 2012. Ils ? Les blacks-blocks, les sauvages, les casseurs, les incendiaires. La presse semblait murmurer même que des hordes de Huns se rassemblaient de nouveau dans les steppes d’Asie centrale.

Leurs intentions, à en croire médias et autorités : provoquer des incidents à l’occasion de la grande manifestation appelée par les principaux syndicats italiens afin de protester contre l’ordonnance posée, le 26 juillet, par la juge Patrizia Todisco de mise sous séquestre de six sites sidérurgiques de la société Ilva installée dans la cité méridionale, décision assortie de l’assignation à résidence de huit de ses dirigeants, dont le patron, Emilio Riva (86 ans), pour « désastre environnemental ». La magistrate,

par L.L. de Mars

sûrement une dangereuse écologiste décroissante, se justifiait en affirmant que ce complexe industriel provoque « l’émission continue de produits chimiques dans l’atmosphère […] à l’origine de phénomènes de dégénérescence dans la population, pouvant causer la mort 1. » La Sainte Alliance rassemblant gouvernement, patronat, syndicats et Église2 n’avait alors pas tardé à se lever pour sauver les 20 000 emplois généreusement offerts par le groupe Riva, troisième producteur d’acier en Europe, aux habitants de Tarente. Le 2 août, une grande manifestation avait donc lieu en présence des dirigeants nationaux des confédérations syndicales. Mais, voilà qu’à peine arrivée sur la place de la Victoire où les défenseurs du travail devaient psalmodier leurs litanies devant des manifestants dont certains déclaraient finement « plutôt mourir du cancer que mourir de faim », un groupe de plusieurs dizaines de personnes lançaient des projectiles en direction de la tribune, réussissaient à s’en emparer jusqu’à ce que des carabiniers n’interviennent pour les en déloger.

« Ils ont volé la place aux travailleurs », a déclaré en experte, et après avoir fui sous les assauts des protestataires, Susanna Camusso, la secrétaire générale de la Confédération italienne du Travail (CGIL). Alors ? Ces assaillants étaient-ils donc les barbares attendus ? Assurément ! Trois jours auparavant s’était créé dans la ville un « Comité de citoyens et de travailleurs libres et conscients » rassemblant nombre de personnes qui avaient applaudi à la décision de justice ordonnant la suspension des activités de l’usine Ilva. Dès leur première déclaration, ils avaient mis carte sur table : « Notre Comité spontané et sans parti a choisi ce nom parce que nous croyons que, maintenant plus que jamais, il est nécessaire de dépasser le conflit environnement/travail, qui jusqu’à ce jour a vu les travailleurs s’opposer aux citoyens. […] Le Comité réunit des ouvriers de Ilva, des travailleurs, des chômeurs, des intérimaires, des étudiants et des citoyens qui, à partir de maintenant et pour la première fois ensemble, ont l’intention d’être au centre de toutes les décisions politiques sur l’avenir de la ville de Tarente. Nous, hommes et femmes, sommes fatigués d’avoir à choisir entre le travail et la santé. Nous accusons toute la classe politique d’être les complices de la catastrophe environnementale et sociale qui, depuis cinquante ans contraint la ville de Tarente à vendre ses droits en échange d’un salaire. Nous sommes fatigués de nous faire représenter par des syndicalistes qui au lieu de défendre les droits des travailleurs, défendent les bénéfices de l’entreprise. […] Nous ne serons pas dans les rues pour contester la décision de la justice, ni pour défendre les intérêts de la propriété et les positions des syndicats, mais pour réclamer le respect des droits fondamentaux bafoués jusqu’à aujourd’hui. Nous invitons tous ceux qui considèrent comme une honte le chantage au chômage que nous avons subi jusqu’à présent… ».

Les autorités vont d’abord répondre à la première urgence, celle d’assurer la continuité de la production d’acier : le 7 août, un tribunal local levait la décision de mise sous séquestre des installations sidérurgiques, ordonnait l’élargissement des dirigeants mis en état d’arrestation tout en confirmant l’assignation à résidence du propriétaire de l’entreprise et de son fils. Puis, fin août, elles tentaient d’écarter la menace d’une protestation ingérable : la direction décidait d’ajouter 160 millions d’euros aux 336 millions d’euros alloués par le gouvernement pour entreprendre des travaux d’assainissement du site.

Victoire des travailleurs de Ilva venus manifester dans des cars affrétés par l’entreprise pour « défendre l’emploi » ? Ou ébauche d’un pare-feu contre cette partie de la population qui dans une même poubelle a jeté les politiciens, les syndicats, la défense du travail et le chantage à l’emploi ? Car ici, le propos de ces réfractaires ne se réduit pas à la seule défense de l’outil industriel. Son imperméabilité aussi bien aux promesses du progrès et de la croissance qu’au terrorisme de la crise destiné à imposer le plus total silence dans les rangs pourrait être une première en Europe…

Voir aussi « Se tuer au travail ou vivre d’air pur ? ».


1 Depuis de nombreuses années, de multiples expertises ont pointé un nombre de cancers et une mortalité infantile supérieurs à la moyenne nationale. Des arrêtés municipaux interdisent les cultures dans les zones environnantes et le ramassage des fameuses moules du littoral…

2 Le 1er août, l’archevêque du diocèse de Tarente, Mgr Santoro, avait organisé une retraite aux flambeaux dans le quartier de Tamburi, le plus exposé à la dioxine et au benzopyrène, situé à cinq cents mètres de l’usine, où les enfants ont interdiction de jouer à l’extérieur. Contre toute attente, il n’y a pas eu de miracle…

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Paru dans CQFD n°103 (septembre 2012)
Par Gilles Lucas
Illustré par L.L. de Mars

Mis en ligne le 23.10.2012