Archives ouvrières : les riches « Rushes » de Bruno Muel

C’est une belle collection qu’ont lancée en 2011 le collectif de cinéastes Film Flamme et les éditions Commune. Joliment nommée « Cinéma hors capital(e) », elle accueille des ouvrages – un livre largement illustré accompagné d’un DVD – alliant élégance de la mise en pages et richesse documentaire. Et se penche sur le travail de cinéastes rares, comme Jean-François Neplaz, Aaron Sievers, Jean-Pierre Thorn et Marc Scialom, aux antipodes de l’industrie du divertissement et du centralisme parisien.

Parmi eux, il faut tout particulièrement signaler le numéro consacré à Jean-Pierre Thorn et son film de fiction, Je t’ai dans la peau, avec Solveig Dommartin, Philippe Clévenot et Henri Serre. Tourné à Marseille en 1990 et librement inspiré d’une histoire vraie, il retrace la vie d’une jeune femme des années 1950 qui, après la mort de son enfant, devient religieuse et quitte les ordres par amour pour un prêtre-ouvrier. Elle embrasse alors le combat syndical et féministe, place sa foi dans le Parti – institution à laquelle elle se heurte comme auparavant à l’Église – avant de mettre fin à ses jours le soir du 10 mai 1981, marquant la fin d’une époque et l’échec d’une génération.

L’affiche du film « Septembre chilien » de Bruno Muel.

Le dernier opus de la collection 1 est consacré au chef opérateur et réalisateur Bruno Muel, une des grandes figures du cinéma militant des années 1960-1980, engagé contre la guerre d’Algérie, puis aux côtés des révolutions d’Afrique et d’Amérique latine et des grèves ouvrières radicales des années 1968 (Rhodiaceta, Renault-Flins, Peugeot).

Il est constitué d’un long texte inédit de 1983, écrit lors d’un voyage en Colombie pour retrouver, dix-huit ans après un premier séjour chaotique et risqué, les guérilleros des FARC, les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia. Ce beau texte est suivi d’un entretien où Bruno Muel évoque son expérience auprès des ouvriers de Peugeot au sein du groupe Medvedkine, puis son voyage au Chili en 1973. La première a mené à la réalisation de quelques films inoubliables sur les luttes ouvrières des années 1960-1970. Et le second a permis la réalisation d’un documentaire bouleversant, Septembre chilien. Quelques jours après le coup d’État de Pinochet, Muel filme en effet l’enterrement de Pablo Neruda, qui se transforme en première manifestation d’opposition à la dictature militaire.

À ces écrits et photographies s’ajoute un DVD, sur lequel figurent deux précieux films. Un court métrage de René Vautier, Les trois cousins (1970), dont Bruno Muel a été le cameraman et qui traite de la vie quotidienne, et de la mort, de travailleurs immigrés dans le bidonville de Nanterre. Et le documentaire Avec le sang des autres (1974), œuvre de Muel portant sur l’aliénation du travail à la chaîne et les dégâts qu’il provoque. C’est dans ce docu que Christian Corouge, d’une belle voix grave, évoque les dommages subis par ses mains d’ouvrier : « Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains, j’ai mal aux mains. J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger, j’ai du mal à toucher Dominique le soir. Ça me fait mal aux mains. La gamine, quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons. Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces coups-là. »

Bruno Muel ne fut sans doute pas exempt des illusions de sa génération, mais ses films continuent, et continueront longtemps, à nous parler car il a toujours placé sa caméra du côté des exploités et des dominés. Comme l’affirme un syndicaliste de Peugeot, membre du groupe Medvedkine : « Enfin, comme disait l’autre, plus la classe ouvrière est instruite, moins on peut la gouverner, hein ? » Une démarche qui souligne, à sa manière, la nécessité d’une culture prolétarienne, à l’image de celle prônée par les Bourses du travail d’avant 1914. Plus que jamais indispensable face au rouleau compresseur de l’entertainment capitaliste.


1 Rushes de Bruno Muel, collection « Cinéma hors capital(e) », n° 6, Marseille, éditions Commune.

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