Je vous écris de l’Ehpad - épisode 1

« Alors, tu vas torcher les vieux ? »

Depuis la rentrée, Denis L. travaille dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public. Il chroniquera désormais chaque mois dans ces colonnes le quotidien de ce lieu de relégation.

Cette chronique « Je vous écris de l’Ehpad » est publiée chaque mois dans CQFD depuis novembre 2020. À l’heure où ces lignes sont écrites, treize épisodes ont donc été publiés dans le journal papier. Au cours des prochains mois, nous mettrons en ligne sur ce site un nouvel épisode chaque semaine. Voici le premier.

Illustration de Gautier Ducatez

« Alors, tu vas torcher les vieux ? T’as pas trouvé pire comme boulot  ? » Je constate à quel point l’image de l’Ehpad est mauvaise lorsque j’annonce, plutôt fièrement, que je m’y suis fait embaucher en tant qu’ASH (agent des services hospitaliers, aussi appelé « auxiliaire de vie »), sans diplôme ni expérience dans le médico-social. Pour moi, s’occuper des vieux répond au besoin d’une activité rémunératrice qui ait du sens.

88 personnes vivent dans cet Ehpad public géré par le Centre communal d’action sociale (CCAS). On y sort d’une période éprouvante : Covid, canicule, absentéisme, intoxication alimentaire générale et carabinée. Dans ce contexte difficile, je serai en renfort, en binôme avec Félicité, l’ASH du 4e étage, dont je fais la connaissance à 7 h 15 devant l’interphone.

Nous nous désinfectons mains et semelles, passons à la lingerie au premier me prendre une tenue (pantalon jaune mimosa, blouse blanche au liseré assorti), à l’infirmerie au deuxième pour les masques puis montons au 4e à l’office, où nous attaquons les petits-déjeuners. Le beurre à ramollir au lave-vaisselle, les Thermos à remplir, le pain et les jus à aller chercher en cuisine au premier ; un pichet de sirop gélifié à préparer et les « blédines » (céréales en poudre pour bébés) pour ceux que les aides-soignantes (AS) font manger. Félicité pousse le chariot et remplit les bols en plastique, je tartine, nous distribuons. Chambre 418 : café noir deux sucres jus de fruits trois pains de mie deux beurres une confiture, à tartiner. 416 : café au lait trois sucres cinq biscottes, pas besoin de tartiner. Nous croisons les AS qui sont passées avant nous pour lever les résidents et l’infirmière qui distribue les cachetons.

Premiers contacts : celui assis sur le lit, simplement vêtu d’une couche et qui fixe le sol ; sa chambre sent fort l’urine. Celle qui réclame : « Redressez-moi, quittez la couverture, découvrez-moi les pieds, relevez le store, non un peu moins  ! » Le couple, lui dos droit devant son ordinateur, elle allongée. Celle qui dort encore, porte-fenêtre grande ouverte ; un duvet de pigeon s’envole à mon passage. Celle qui se redresse vivement à mon arrivée, me fait répéter et répond en souriant : » Très bien, je vous remercie jeune homme  ! » Celle qui me crie « Dehors  ! » et vitupère en espagnol. Pas le temps de s’attarder, il faut débarrasser, faire la plonge, nettoyer la machine à café et préparer le chariot pour demain. Dix minutes de pause sur la terrasse (je découvre le bas du visage de Félicité) et il faut déjà remettre le masque et passer au ménage.

Nouveau chariot, nouvelles consignes : lavettes bleues vapo bleu pour les surfaces hautes, rouges pour les sanitaires ; marche en avant, du haut vers le bas et du propre vers le sale, serpillage en godille. Sept à dix minutes par chambre : il faut en faire au moins quinze (l’étage en compte vingt-et-une), le reste revenant à l’ASH de l’après-midi. J’observe Félicité opérer, rapide et efficace, puis attaque de mon côté et de mon mieux. La petite dame espagnole rôde impatiemment dans le couloir tandis que je fais sa chambre et me crie : « C’est fini  ? » — « Pas encore Mme Lopez  ! », je lui réponds, puis « Presque  ! » lorsqu’elle revient à la charge. Quand je lui annonce enfin qu’elle peut rentrer, elle me lance : « Je m’en fiche  ! » en haussant les épaules et reste bouder dans le couloir.

Et c’est déjà l’heure du déjeuner. Les plus autonomes descendent à la salle à manger du deuxième, tandis que je vois débarquer les « lourds » qui mangent à notre étage, en salle. Nouveau choc. L’une lâche un cri toutes les trois secondes ; ses « Aaah… aaah » rythmeront tout le repas. Un autre se mâchonne les joues et me fixe en tapotant sur la table ; il ne me répond pas, il se contente de me fixer. Une troisième tend la main vers moi, prend les miennes dans les siennes, essaie de dire quelque chose puis ferme les yeux et soupire, accablée. À l’autre bout de la salle, un homme nettement plus jeune attend qu’on le fasse manger. C’est le benjamin de l’Ehpad : tout juste 60 ans, il a été admis juste après le confinement, suite à un AVC.

Seules deux personnes sont autonomes et ont droit au menu normal. Pour les autres c’est la version hachée ou lisse du plat, et sirop gélifié pour éviter les risques de fausse route. Je découvre ces textures à la plonge, où elles ont une fâcheuse tendance à boucher l’évier. Nous avons l’autorisation de manger les restes, néanmoins la moitié des plats part directement à la poubelle.

Une demi-heure de répit-repas puis transmissions entre équipes du matin et du soir. À 14 h 30 je sors et arrache mon masque, éclaté de fatigue, la tête farcie. Le soir, une déferlante d’émotions contradictoires me submerge. Vais-je tenir le coup ? Pas le temps de gamberger, demain je me lève à 6 h.

Denis L.
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