Accidents du travail

« Allô Muriel Pénicaud ? »

Chaque semaine, le compte « Accidents du travail : silence, des ouvriers meurent » publie sur les réseaux sociaux une liste de personnes décédées dans le cadre de leur activité professionnelle. À l’heure où le gouvernement prépare une (inquiétante) réforme de la santé au travail, cette triste comptabilité contribue à sortir du silence ces drames trop banalisés. Interview avec un recenseur opiniâtre.
Par Mickomix

Inventaire du 19 août : «  Ils avaient... 28 ans (serveur), 46 ans (chauffeur routier), 46 ans (agent Enedis), 51 ans (ouvrier intérimaire), 53 ans (agriculteur) et sont décédés la semaine dernière dans un #AccidentDuTravail. »

Bilan du 25 août : « Ils avaient... 20 ans (ouvrier du BTP), 56 ans (marin-pêcheur), 56 ans (chauffeur routier), 57 ans (chauffeur livreur), 66 ans (gérant de café), 78 ans (agriculteur) et sont décédés cette semaine dans un #AccidentDuTravail. »

Des listes de cet acabit, Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie en Seine-Saint-Denis, en publie chaque semaine. Ainsi sont récapitulés de manière hebdomadaire les accidents du travail que l’enseignant répertorie chaque jour sur Facebook et Twitter, interpellant systématiquement la ministre du Travail : « Allô Muriel Pénicaud ? » Clin d’œil au fameux fil Twitter « Allô place Beauvau » du journaliste David Dufresne consacré aux violences policières, ce travail de vigie est suivi par plus de 21 000 internautes.

L’objectif ? Rendre hommage aux victimes de ces drames du quotidien tout en pesant sur le débat public. Il y en a besoin : un an après la publication du rapport de la députée LREM Chantal Lecocq, le gouvernement s’apprête à réformer la santé au travail, et les craintes sont fortes que les mesures choisies aillent dans le sens d’une déresponsabilisation des employeurs. Entretien.

Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux accidents du travail ?

« Paradoxalement, c’est Emmanuel Macron qui m’y a amené. En 2016, alors ministre de l’Économie, il avait déclaré que c’était l’entrepreneur qui prenait tous les risques, et que sa vie était souvent plus dure que celle d’un salarié parce qu’il pouvait tout perdre, “lui”. En réaction, j’ai commencé à faire des recherches, et découvert dans la presse de nombreux articles qui faisaient état d’accidents du travail. J’ai commencé à les recenser, d’abord sur mon blog, ensuite sur une page Facebook. Puis début 2019, il y a eu le décès d’un ouvrier auto-entrepreneur (dont le patron se retrouvait du coup dédouané de ses obligations de sécurité) de 68 ans, qui a fait une chute du toit de la préfecture de Versailles. Puis la mort de Franck Page, un livreur Uber Eats de 18 ans qui travaillait pour financer ses études. C’est là que j’ai commencé un recensement quotidien. Je compte tenir comme ça jusqu’à fin 2019, pour avoir une année complète. »

Sur quelles sources vous basez-vous ?

« La presse nationale s’intéresse très peu aux accidents du travail, sauf s’ils se passent à Paris ou dans une grosse entreprise. Elle peut en parler aussi si ça alimente un autre sujet : par exemple cet été, quand un jeune ostréiculteur saisonnier de 18 ans est mort dans la baie de Morlaix, en Bretagne. Si les journaux s’y sont intéressés, c’est uniquement parce qu’un lien avec les algues vertes était soupçonné. Le sujet des accidents du travail n’est pas nouveau, pas très “sexy” non plus. Et puis, pas mal de médias sont la propriété de grands groupes industriels ou du BTP, comme Bouygues par exemple, lesquels n’ont pas vraiment intérêt à ce que la législation se durcisse sur le sujet.

Depuis que j’ai ouvert un compte Twitter, en janvier, mon travail est beaucoup plus suivi, si bien qu’il y a des gens qui me contactent directement pour me donner des informations. Mais ma principale source est la presse locale. Dans les articles que j’y lis, toujours très brefs, laconiques, avec peu de détails et peu de suivi derrière, le terme “accident du travail” n’apparaît quasiment jamais. Par contre, ces papiers se trouvent toujours dans la rubrique des faits divers. Or, quand ça se répète à ce point, on n’est plus dans le fait divers, mais face à un fait social qu’il faut analyser globalement. »

Vous interpellez chaque jour la ministre du Travail. Ses services ont fini par vous contacter ?

« Non, mais ce n’est pas ce qui est important. D’ailleurs, je ne suis ni spécialiste ni expert. Je sais que Muriel Pénicaud connaît l’existence de mon boulot parce que la question lui a été posée une fois à la radio. Ce que j’attends des pouvoirs publics, c’est qu’ils prennent le sujet à cœur, qu’ils prennent des mesures. Malheureusement, de ce qu’on en sait, la réforme de la santé au travail qu’ils préparent actuellement n’a pas l’air d’aller dans le bon sens. C’est ce que Bastamag a très bien expliqué au sujet du rapport Lecocq1 : ce qu’ils veulent, c’est limiter la responsabilité des donneurs d’ordre et augmenter celle des salariés.

Parfois, on me demande pourquoi j’interpelle Muriel Pénicaud en particulier. Évidemment, elle n’est pas personnellement responsable de chaque accident. Reste que son gouvernement et les précédents ont détricoté le code du travail, l’inspection du travail, la médecine du travail, les CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Muriel Pénicaud a une part de responsabilité, au même titre que d’autres. »

La déresponsabilisation des donneurs d’ordres que vous craignez semble déjà exister…

« Oui. Elle est notamment visible avec ces grosses boîtes qui font appel à de nombreux sous-traitants. Lesquels emploient des intérimaires, des ouvriers pas formés qui ne connaissent pas les outils. Ils cherchent à faire des économies de bouts de chandelle, font bosser les gens en sous-effectif. Ce type de fonctionnements génère beaucoup d’accidents du travail.

Il y a aussi l’ubérisation. En ce moment, un livreur de Deliveroo est dans le coma. La société a fini par communiquer pour dire qu’elle allait tout prendre en charge, parce qu’elle est très critiquée actuellement. Mais ça montre en creux qu’elle ne prend rien en charge d’habitude. »

Dans ce que vous observez, qui sont les gens qui meurent ou qui se blessent gravement au travail ?

« D’abord, les ouvriers du BTP, victimes de chutes ou de chocs avec des machines. Ensuite les agriculteurs et les ouvriers agricoles, d’autant plus l’été. Il y a aussi le secteur des transports avec les chauffeurs routiers, dont beaucoup de travailleurs détachés. Ou encore la logistique avec les manutentionnaires et l’industrie où ce sont essentiellement des problèmes avec des machines : se coincer le bras dans une machine, tomber dessus…

J’ai remarqué que beaucoup de victimes mortelles ont plus de 50 ans – ce qui n’est pas anodin au moment où l’on parle de repousser l’âge de départ à la retraite. Il y a quelques jours, un agriculteur de 76 ans s’est fait écraser par une botte de foin. Il y a deux semaines, c’était un ouvrier agricole saisonnier marocain de 67 ans qui a fait un malaise cardiaque… »

Généralement, qu’est-ce qui provoque l’accident ?

« Dans les articles sur lesquels je me base, on ne peut pas le savoir. Parfois il est juste indiqué “Un homme fait une chute” et c’est en voyant que ça s’est passé sur un chantier qu’on comprend qu’il s’agit d’un accident du travail. Si on veut des détails, il faut lire les articles qui relatent des procès : un patron qui embauche un intérimaire pour huit jours et qui ne prend pas le temps de le former ; ou alors on veut aller vite, on ne met pas la protection… On pourrait dire que c’est la faute à pas de chance ; certains internautes commentent mes publications en affirmant que l’employé a été imprudent ; mais le responsable, c’est le donneur d’ordres. C’est à lui de s’assurer que les consignes sont respectées. »

Votre travail de recensement, bien que non exhaustif, est d’autant plus important qu’il n’existe aucune donnée officielle complète en termes de nombre d’accidents du travail…

« Les seules données globales proviennent de la Sécurité sociale, qui ne décompte que les affiliés au régime général privé. Ça exclut de facto tous les salariés du secteur publics, les indépendants, les travailleurs détachés et les travailleurs non déclarés, les sans-papiers. Des millions de personnes n’apparaissent pas dans les chiffres.

Moi je serais pour qu’on crée un Observatoire des accidents du travail qui se penche vraiment sur la question, car comment régler un problème qu’on connaît aussi mal ? On parle chaque année de 500 ou 600 morts, mais en fait il y en a beaucoup plus. »

Propos recueillis par Clair Rivière
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