Psychanalyse, histoire & littérature

Algérie : l’autopsie du trauma colonial

Quelles sont aujourd’hui encore les conséquences de la colonisation française sur la société algérienne ? Psychanalyste exerçant entre Paris et Alger, Karima Lazali a décelé chez de nombreux patients des troubles liés à ce passé tourmenté. Convoquant l’histoire et la littérature, elle a publié Le trauma colonial, enquête sur les effets psychiques et politiques de l’offense coloniale en Algérie. Entretien au long cours.
La couverture du livre « Le trauma colonial » de Karima Lazali (éditions de la Découverte)

Tout commence avec « la guerre intérieure », ainsi que Karima Lazali dénomme le conflit qui a déchiré l’Algérie durant les années 1990. À partir de sa pratique clinicienne, Karima Lazali s’interroge sur les raisons d’un tel déferlement de violence, d’une telle « monstration » de cette violence qui oppose les groupes islamistes armés au pouvoir en place, mais aussi à une grande partie du peuple algérien. Elle est ainsi amenée à remonter le fil de l’histoire et à s’intéresser à l’héritage colonial. Ce sont ces recherches qui donneront l’ouvrage Le trauma colonial, publié l’an passé aux éditions Koukou en Algérie et de la Découverte en France.

L’originalité de ce travail s’exprime à travers un parti-pris pluridisciplinaire. Convoquant l’histoire, la politique, la linguistique et la littérature, l’auteure associe à son expérience analytique des approches qui vont apporter des éclairages inhabituels.

Une société coupée de ses racines

Depuis Frantz Fanon, dont l’auteure revendique l’héritage, il y a eu très peu de travaux cliniques en Algérie et en France sur les effets psychiques de la colonisation – cette entreprise qui commence par une conquête d’une violence inouïe, aboutissant à la disparition d’un tiers de la population autochtone, et ce au moment où la France se débat pour mettre en place une république. La colonie, ainsi que l’explique Karima Lazali, constitue ainsi une sorte d’ » envers du décor » de la république en gestation et de ses valeurs humanistes.

La particularité de ce livre, c’est la place qu’il accorde à la littérature algérienne dite d’expression française, née dans les années 1940-50. Cette littérature se donne à lire comme un élément puissant de compréhension d’une société amputée de sa, de ses langues, coupée de ses racines, déstructurée dans ses ancrages généalogiques, culturels et traditionnels, par cette « effraction » coloniale, ce « blanc » historique.

L’Algérie, comme ex-colonie et comme État indépendant, reste prisonnière des mythes qui sont tressés des deux côtés de la Méditerranée : « En Algérie comme ailleurs, écrit Karima Lazali, la compréhension actuelle de la colonialité relève toujours de l’impensé. » D’un côté le mythe fondateur de la colonialité, qui prétend apporter la civilisation à une population dépourvue d’histoire. De l’autre, celui qui consiste à glorifier la guerre d’indépendance et ses héros au front pur, dans une geste épique, gommant toutes les aspérités qui permettraient pourtant de mieux comprendre les incohérences et les zones d’ombre d’une guerre de libération aux allures parfois fratricides.

Dans ce contexte d’amputation et d’effacement que constitue la colonialité, la littérature algérienne porte en creux le visage d’une Algérie décomposée, privée de sa langue : « La langue française a été reçue à partir des restes des autres langues. Elle est paradoxalement devenue, à ce moment-là, réceptacle et gardienne des langues maternelles dont les corps symboliques avaient été amputés. »

« Recréer de la langue vivante »

Karima Lazali explore et revisite, pour les besoins de sa recherche, les auteurs majeurs de cette littérature du refus : Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Jean Amrouche et bien d’autres. Elle souligne le bénéfice paradoxal que l’arabe algérien a pu tirer de cette littérature, en permettant de « recréer de la langue vivante », une sorte de reformulation de ce que Kateb Yacine a appelé, dans une expression célèbre, un « butin de guerre ». La langue française, détournée, retravaillée, va nourrir l’arabe algérien dans son expression esthétique et politique.

Cette littérature a depuis longtemps gagné ses lettres de noblesse. Elle appartient désormais à la sphère de la « francophonie » et nul doute qu’elle a considérablement enrichi la langue et la littérature françaises, en les réinventant, en leur insufflant un sursaut roboratif.

Avec cet ouvrage, Karima Lazali nous propose une relecture stimulante de ces auteurs pourtant déjà abondamment étudiés, à travers le prisme de l’histoire politique et de la psychanalyse.

Keltoum Staali

Cet article a été publié sur papier dans le n°181 de CQFD, en kiosque jusqu’au 5 décembre. Voici, en supplément sur ce site, une longue interview de Karima Lazali.

L’entretien

Dans cette interview, Karima Lazali revient en détail sur la colonie « enfant voyou des Lumières », sur la violence de la conquête qui a laissé de nombreux corps sans sépulture et sur l’imposition d’un nouvel état civil arbitraire qui a empêché les héritages. Mais aussi sur la réitération par les décideurs algériens au pouvoir depuis l’indépendance de pratiques issues de la colonisation, notamment leur volonté d’imposer une langue unique.

Pouvez-vous nous expliquer comment la colonialité a été ce que vous appelez « l’enfant voyou des Lumières », c’est-à-dire l’envers du décor républicain qui se met en place en France au moment de la conquête ? La barbarie coloniale était-elle le prix à payer (par les indigènes) pour faire vivre la République et ses valeurs humanistes ?

« L’Algérie est une conquête de “la monarchie parlementaire et libérale” et non de la République. Depuis la Révolution française, le politique français a été divisé entre le retour au système monarchique et le maintien de la République. Dans la France des années 1830, la République est une menace à conjurer. Il est donc important de resituer la colonialité dans le contexte politique français de cette époque. La nomination des “indigènes” “sujets français” indique clairement la question de l’assujettissement pour “l’indigène”. Malgré le retour au système républicain lors de la IIe et surtout de la IIIe République, la colonialité se poursuivra comme un système monarchique qui s’exerce pour les autres, dits les “indigènes”. Il y aura ce que nous appelons en psychanalyse un clivage, entre deux régimes politiques incompatibles sur un même territoire : d’une part, le système colonial, d’inspiration monarchique, pour les uns, “les indigènes”, dans lequel se met en place la loi du crime, l’absence de justice, la politique d’élimination vis-à-vis de “l’indigène” ; d’autre part, et pour les autres, c’est-à-dire les Européens, un système républicain.

La colonie est donc le lieu où continue à s’exercer ce qui de la monarchie a survécu à la Révolution française. D’ailleurs, suivre cette hypothèse permet de mettre en lumière la fonction des colonies pour le politique français. Dans 1885, Le tournant colonial de la République, texte des débats parlementaires rassemblés par l’historien Gilles Manceron1, apparaît comment l’expansion coloniale est votée à une voix près, entre ceux qui s’insurgent de l’existence des colonies dans un pays qui a connu la Révolution française et donc le refus de l’assujettissement au pouvoir absolu et ceux qui soutiennent la poursuite de l’expansion coloniale, pour des raisons économiques, sociales et politiques. Cet épisode de l’histoire est très intéressant, car il éclaire comment jusqu’à ce jour le tissage républicain pourtant salutaire pour le vivre-ensemble est fragile et poreux. Le système républicain peut rapidement basculer dans la haine du pacte républicain et ainsi rendre hommage à son ancêtre monarchique. Mais bien entendu, l’artifice séparant ces deux dimensions du politique ne se dévoile que pour les “indigènes”, considérés comme “race inférieure” à civiliser.

Cette idéologie civilisationnelle masque combien la Révolution française n’a pas mené à une séparation irréversible avec le pouvoir absolu. Il y eut déplacement de ce pouvoir ailleurs, sur d’autres territoires. Pour exemple, ce dialogue de 1885 entre Jules Ferry et Jules Maigne à la Chambre parlementaire, autour de l’expansion coloniale : “Si nous avons le droit d’aller chez ces barbares, dit Jules Ferry, c’est parce que nous avons le devoir de les civiliser… Il faut non pas les traiter en égaux, mais se placer au point de vue de la race supérieure qui conquiert.” Et Jules Maigne de rétorquer : “Vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l’homme !”

Jusqu’à ce jour, le politique français continue à être divisé sur la mémoire et l’histoire de la colonisation. Ce n’est pas un hasard, car nous entendons comment la colonialité française touche aux racines mêmes et aux fondements de la République. Il reste encore convenu, dans les imaginaires et les discours, que parler ouvertement et enseigner les destructions coloniales risque de mener à une grave division de la société française et à une flambée de la violence auprès des dits enfants issus de l’immigration. En réalité, il s’agit d’entendre comment la mise sous scellé de cette histoire est une façon de maintenir dans l’ombre la fragilité des fondements de la République, ayant permis sans difficulté pour le politique lui-même de faire vivre l’envers (monarchie) et l’endroit (république) sur un même territoire : la colonie. Cela a pu se faire en usant d’une séparation entre deux populations : les “indigènes” et les « Européens ». Dit autrement, le fait que l’Histoire, malgré le grand nombre de travaux d’historiens, continue d’être confisquée par le politique, qui dicte ce qui de cette histoire est transmissible ou pas à sa population, est une manière d’évacuer la part sombre (monarchique) des républiques.

Ce n’est pas pour rien que la colonialité est une excellente pourvoyeuse de guerre civile et de division au sein du politique ; nous l’avons vu au moment de l’expansion coloniale de 1885, puis cela reviendra avec la chute de la IVe République et avec la lutte armée qui va se déclencher entre l’OAS2 et les militaires français. Ailleurs, en Algérie, cette question des divisions et de la guerre connaîtra plusieurs épisodes : la lutte aux frontières des combattants pour la prise du pouvoir en 1962, ainsi que les luttes fratricides constitutives du nationalisme algérien. Celles-ci vont atteindre leur apogée, autrement et avec d’autres habillages, au moment de la guerre intérieure des années 1990, nommée par certains guerre civile.

Une des entreprises de la colonisation a consisté à renommer, en 1881, les « indigènes ». Comment la loi sur l’état civil a-t-elle bouleversé la société algérienne ?

L’Algérie a été une colonie de peuplement, ce qui signifie qu’il fallait inverser le nombre de naissances d’ » Européens » par rapport au nombre de naissances d’ “indigènes”, pour repeupler ce territoire “par du blanc”. Alexis de Tocqueville emploie l’expression “comprimer la masse arabe”. Il s’agissait donc de réduire au maximum cette masse dite “arabe” – qualificatif qui fait fi des différences ethniques et religieuses – afin de permettre sur la durée une francisation du territoire, non pas pour les “indigènes”, mais pour les « Européens ».

Selon plusieurs historiens, un tiers de la population a disparu les premières années de la conquête, par des meurtres de masse, des enfumades de tribus entières dans les grottes, mais aussi par la famine et les épidémies. Réduire le nombre d’autochtones était aussi un moyen efficace pour casser les velléités de résistance et de soulèvement. Le fratricide a été utilisé comme une arme de guerre coloniale, car son emploi permettait d’effacer les traces du crime et de laisser penser que la responsabilité de ces meurtres incombait uniquement aux autochtones, dans leurs luttes tribales.

La pratique de l’effacement pour la population “indigène” sera au cœur de la politique coloniale. Cette pratique empruntera plusieurs moyens et s’exercera sur différents registres. Citons-en quelques-uns brièvement : effacement de l’histoire de ce territoire et de la dimension sociétale préexistante à la conquête, tentative d’effacement du fonctionnement de la société traditionnelle tribale par le “démantèlement” du lien tribal. Cela permettait, entre autres, de casser le régime de la propriété collective – en usage en Algérie – pour faciliter l’expropriation des terres.

Alexis de Tocqueville, théoricien de la colonisation et spécialiste de la démocratie, écrira dans son rapport sur l’Algérie datant de 1847 : “Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont jamais été rendus. Dans les environs mêmes d’Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes Indigènes qui sont devenus des simples fermiers du domaine qui appartenait à leur père.” Malgré ce constat amer, Tocqueville estime nécessaire la poursuite de la colonisation.

Les crimes collectifs vont laisser les vivants privés de la sépulture de leurs morts et ce point sera une constante. Le crime se déroule sous la modalité de la pratique de la disparition des corps mais aussi des noms, comme nous le verrons. Les disparitions seront une constante tout au long de la colonisation française.

À cela, ajoutons une autre forme de meurtre féroce dans sa transmissibilité de génération en génération. Il s’agit de l’effacement des généalogies. Dans les années 1880, avec l’imposition de l’état civil au service du contrôle de la population et afin d’augmenter la facilitation des expropriations de terres, l’administration française a décidé d’imposer des patronymes sans référence au nom originel, à l’histoire familiale, à la localité. Très souvent, les héritages ont du coup été rendus impossibles et cela s’est transmis de génération en génération, puisque dans une même famille, il est arrivé que deux enfants aient des patronymes différents. L’octroi de ces patronymes, parfois orduriers, s’est fait d’une façon complètement aléatoire. Par conséquent, il a été question de généraliser “l’a-nomination”, puisque les individus disposaient d’un patronyme décroché de l’ancrage familial et tribal. C’était un moyen d’anéantir la force du lien tribal.

C’est dans Nedjma de Kateb Yacine que nous lisons le mieux les effets sur la durée de cette opération de meurtre du symbolique. Il y est question de la destruction du lieu d’ancrage et ses conséquences pour les humains. Kateb Yacine fait porter à Nedjma une sorte de mythologie de la destruction coloniale. Selon lui, au fil des générations, les individus ne savent plus “qui est qui ?”. Il dira qu’il n’y a que “des faux pères”. Il pousse loin cette catastrophe en expliquant que ce trou dans l’identitaire va mener au repli sur soi et aux liens d’inceste. Car si “on ne sait plus qui est qui ?”, alors l’inceste est un risque permanent. D’où Nedjma, personnage éponyme du texte, est aussi métaphore de la destruction coloniale et de ses ravages. Cette très belle femme qui épouse à son insu son demi-frère et qui n’est convoitée que par des prétendants qui eux aussi sont ses demi-frères. Nous pouvons dire que Nedjma est véritablement le texte qui relate les effets psychiques de l’effacement colonial. Texte difficile à lire, car il circonscrit ce qu’il y a d’insensé dans les effets de la colonialité et leur transmissibilité génération après génération.

Précisons que cette colonisation a duré 132 ans, ce qui signifie cinq à six générations de femmes et d’hommes. Les effets du colonial ne peuvent s’aborder qu’en tenant compte de cette question de la durée et de la mémoire générationnelle. Puisqu’avec le temps disparaît la possibilité de situer le lieu et le temps de la destruction. D’où il reste une espèce de “mémoire brouillée”, pour reprendre l’expression du poète Nabile Farès.

Ce brouillage du mémoriel est un effet direct de cette pratique de l’effacement qui a pour unique visée de faire disparaître, pour le colon lui-même et ses descendants, la question des responsabilités dans ses crimes. L’effacement des crimes coloniaux sert à installer l’impunité des crimes dans le temps. Autrement dit, si la pratique de l’effacement concerne directement le colonisé, dit “indigène”, il ne faut pas se méprendre sur le fait que, finalement, elle ne s’adresse qu’au colon dans son rapport à la responsabilité dans l’Histoire. Il devient par conséquent possible plusieurs générations plus tard d’évoquer les bienfaits de la colonisation, qui tout en reconnaissant certains effets négatifs, cherchent une positivation mémorielle de la destruction pour ces héritiers. Très tôt dans la colonialité, les questions de légitimité et d’effacement des traces du crime pour les colons eux-mêmes ont été une préoccupation, afin de ne pas entacher les principes républicains de manière dévoilée. La politique coloniale est bien “l’enfant voyou des Lumières” qu’il faut maintenir à l’ombre de la parole et des actes de responsabilité du politique.

C’est dans Le Premier Homme d’Albert Camus que nous trouvons cette phrase très éclairante pour penser cette question de l’effacement. À la veille de l’indépendance et du départ d’Algérie, Albert Camus fait dire à un colon : “Si ce que nous avons fait ici est un crime, il nous faut donc l’effacer.”

Le traitement mémoriel de l’histoire coloniale continue ici et là dans les deux sociétés à lutter contre l’effacement. Tantôt, il y survit et tantôt il succombe à l’effacement. »

La question des langues a été et est encore un sujet sensible et polémique en Algérie. Quelle était la situation linguistique avant la conquête ? Comment les langues locales ont été « décimées » selon vos termes et plus précisément, qu’est-ce qui a été détruit dans ces langues ?

« En 1938, la langue arabe est décrétée langue étrangère. Cette situation est fidèle à la politique coloniale d’effacement. Les langues maternelles arabe et amazighe3 seront des langues considérées comme dépourvues de savoir et de potentiel civilisationnel. La colonialité est un système qui repose sur une série de mécanismes : effacement comme nous l’avons vu, clivage, haine du pacte républicain et évacuation de la diversité et de la pluralité pour fabriquer une masse coloniale fortement divisée entre “nous” et eux, entre “colons” et “colonisés”. La colonialité a horreur de la diversité. Il est important d’ajouter que la citoyenneté française est considérée comme incompatible avec l’islam.

Les “indigènes”, “sujets français” ou plus tard “Français musulmans”, ne disposent pas de citoyenneté. Les rares autochtones à bénéficier de l’exercice de la citoyenneté, sont ceux et celles qui doivent montrer un renoncement ou du moins un éloignement certain avec la culture autochtone de référence. Cette situation va faire que les langues maternelles seront reléguées au rang de langues domestiques, indignes de considération.

Il est intéressant de constater qu’à l’indépendance, le politique algérien va, sous couvert de colmater les graves sentiments d’illégitimité et d’offense occasionnés par les 132 ans d’occupation du territoire, reconduire l’abrasion de la pluralité ethnique et linguistique. Et ce alors même que le projet politique de la jeune République indépendante était de colmater les blessures et les trous produits par la colonialité. Avec le recul, nous pouvons constater que le politique algérien a juste positivé tous les espaces qui avaient été atteints par la colonialité, jusqu’à tenter de saturer et annuler tout ce qui relevait de la perte irrémédiable.

C’est ainsi que l’affirmation identitaire a battu son plein. Il s’est produit une abrasion du potentiel multilinguistique, une saturation de l’identitaire par l’affirmation d’une langue unique et enfin une exacerbation du sentiment du nationalo-religieux, qui écrase pleinement l’arrière-scène de la guerre de libération au cours de laquelle guerre contre l’ennemi et guerre interne aux mouvements nationaux ont coexisté.

À l’indépendance, le paysage linguistique algérien continuera à être orienté par une idéologie et une politique d’élimination de la langue française, réponse fidèle à la manière dont la langue arabe a été décrétée langue étrangère durant la colonialité.

Ce qui est fabuleux, c’est de remarquer que le parler algérien, fait d’une série de métissages linguistiques à partir du turc, de l’amazighe, de l’arabe littéral et de bien d’autres langues, continue à résister clandestinement à l’injonction d’une langue une, qui est inhérente aux systèmes totalitaires.

Autrement dit, malgré les velléités du pouvoir colonial et du pouvoir algérien de faire de la langue algérienne une langue de “mise en totalité”, il persiste quelque chose de l’ordre du pluriel. La littérature algérienne est née du refus de cet effacement des langues en Algérie. Les premiers écrivains algériens de langue française ont utilisé cette langue pour véhiculer les langues maternelles. Le parler algérien continue lui, de son côté, à faire vivre une pluralité linguistique très intéressante. Le système colonial a été un système totalitaire et totalisant et l’Algérie indépendante s’est constituée comme réponse trait pour trait au colonialisme. Par conséquent, il y eut, à travers le rapport aux langues, une reconduction de l’asservissement colonial à une langue une. Si ce n’est que l’Algérie indépendante a voulu traiter des graves destructions occasionnées par la colonialité française en faisant appel à la colonisation arabo-islamique. Ce qui a préparé le désastre de la guerre intérieure, déjà en germe dans le rapport à la pluralité ethnico-linguistique et au pouvoir politique durant la guerre de libération.

Cette expérience nous amène à penser que pour l’individu tout comme pour une société, il reste très difficile de quitter l’asservissement et l’assujettissement auxquels ils peuvent être soumis durant de si nombreuses décennies. Combien de temps faut-il alors pour se séparer pleinement de l’Esprit du colonial ? Question d’autant plus cruciale que nous vivons dans des mondes où la post-modernité et la machinerie capitaliste activent sous d’autres modalités l’expansion coloniale d’allure impérialiste. Cette fois-ci, la dimension économique y apparaît de manière dénudée. Elle a quelque peu perdu ses habillages civilisationnels. La focale est mise sur les dites bonnes intentions de civiliser le monde par l’importation de la démocratie, qui contient de manière cachée, le véritable motif, à savoir le développement économique et son expansion géopolitique. La conquête des territoires, loin de disparaître, continue à se dérouler ailleurs, au motif de la dite démocratie.

Remarquons que c’est la même logique qui est à l’œuvre avec les mêmes effets : le déclenchement sur ces territoires de guerres civiles, fratricides. Cela interroge : pourquoi l’individu reste-t-il prisonnier quelle que soit l’époque, de velléité expansionniste et dominatrice dans le monde ? Comment penser cette furieuse envie d’expansion coloniale ? »

Votre livre analyse l’expression de la violence qui s’est exercée en Algérie, violence qui semble condamnée à se répéter sur le mode du fratricide, comme on l’a vu pendant la guerre de libération et la guerre » intérieure ». Vous dites que durant la conquête, l’armée française a utilisé le fratricide comme arme de guerre. Pouvez-vous nous expliquer cette question du fratricide et son inscription dans l’histoire de l’Algérie ?

« En effet, en commençant ce travail de recherche lié à ma pratique de la psychanalyse en Algérie et en France, j’ai été saisie par le constat formulé par au moins trois historiens (Mohammed Harbi, Gilbert Meynier et Benjamin Stora) qu’une double guerre a spécifié la guerre de libération. En parallèle de celle-ci, il y eut une guerre intérieure. Celle-ci reste encore à ce jour peu connue et très souvent mise sous silence.

Dès les années 1940, des luttes internes graves vont émailler les mouvements nationalistes. Le FLN, héritier du mouvement nationaliste, va tenter d’évacuer à tout prix le père du nationalisme algérien, Messali Hadj, alors que ces deux mouvements sont pris dans une même filiation. Nous connaissons la guerre existant entre les messalistes et les combattants du Front de libération nationale en Algérie et sur le territoire de la métropole. Mais il y eut également et en parallèle de très nombreuses exactions entre combattants du FLN en interne.

Le nationalisme algérien recèle une mémoire cachée de meurtres entre frères. En effet, les exactions, les éliminations, les mises en exil ou au placard seront des pratiques fréquentes pour traiter des différends et des conflits. Après l’élimination du chef du nationalisme algérien Messali Hadj, il y eut l’exécution de Ramdane Abbane et de plusieurs autres personnalités politiques. Cette question des éliminations ne s’arrêtera pas. Jusqu’à ce jour, elle emprunte d’autres formes et d’autres visages.

C’est encore le fonctionnement actuel des dits clans aux pouvoirs et de l’armée. Le fratricide sera une constante du politique algérien après avoir été une arme coloniale. Et probablement qu’il a pu l’être, car le fonctionnement tribal est particulièrement sensible à la question de la lutte entre frères. Si ce n’est qu’il avait les moyens de réguler ses luttes antérieurement au démantèlement de la société traditionnelle.

Ajoutons à cela le fait que le fratricide fait partie des mythes fondateurs de notre humanité. La démocratie, comme l’explique l’écrivaine helléniste Nicole Loraux, est un traitement conjuratoire au fratricide. La mise sous silence en Algérie de cette partie de notre histoire, allant jusqu’à attribuer au colonisateur des meurtres internes aux combattants nationalistes, est une façon de maintenir dans l’ombre cette guerre intérieure qui a eu lieu en même temps que la guerre de libération. L’une a fait écran à l’autre. J’explique dans Le trauma colonial comment l’absence de sépulture des pères a laissé les fils orphelins dans un profond désarroi. Rien n’a pu venir faire barrière ou limites aux velléités folles d’accaparement du pouvoir. L’envie de posséder a été à la mesure de l’immense sentiment de privation, de déconsidération et d’illégitimité.

La guerre des années 1990 a été une guerre fratricide sanglante, allant jusqu’à faire 200 000 morts et de très nombreux disparus. Le politique algérien, hanté par son absence de légitimité, a utilisé les mêmes pratiques coloniales durant ces années de guerre intérieure.

À ce jour, encore bien des familles n’arrivent pas à enterrer leurs morts des années 1990, car un disparu n’est pas un mort, à défaut d’avoir pu enterrer son corps et faire que le corps et le nom se rejoignent par l’inscription tombale. L’absence de sépulture a été un phénomène qui s’est réitéré en Algérie au point de faire histoire.

Les hommes au pouvoir, en tant qu’héritiers de ces destructions coloniales, ont reconduit l’offense éprouvée, ainsi que la profonde illégitimité. Car comment être un fils digne d’hériter de l’histoire lorsque la possibilité d’un héritage a été bafouée et que le fils s’est retrouvé, comme dirait l’écrivain Mohammed Dib, être “fils de personne” ?

L’actualité algérienne de cette année, avec les gigantesques manifestations pacifiques et citoyennes, est à ce titre remarquable. Les manifestants en appellent à une refonte du politique et surtout à une désaliénation du pouvoir politique de l’Esprit du colonial. Ils indiquent que la libération n’a pas suffi à se séparer des pratiques coloniales et que celles-ci ont été reconduites dans l’entre-soi. Et le pouvoir militaro-politique y répond par les mêmes moyens et sur le même registre, que celui du fratricide historique : élimination clanique, emprisonnement dans le cadre de règlements de comptes internes au régime et coup de force militaire afin de pleinement écraser toute émergence d’un projet politique citoyen. À la demande légitime de changement fait face une structure immuable du pouvoir politique, qui est orienté par les mécanismes de la colonialité, auxquels appartient le fratricide. L’actualité algérienne, bien qu’heureuse à certains égards, dévoile ce qui de l’histoire coloniale demeure un passé éternellement présent.

Et pourtant, le moment est venu pour que près de trois générations après l’indépendance, se produise la fabrique d’un héritage qui porte un rapport autre au mémoriel, un arrêt du brouillage, des falsifications, de l’offense et surtout le commencement d’une histoire dans laquelle morts et vivants se trouvent enfin séparés de lieux et réunis par le souvenir, le récit et une histoire, qui ne soit pas dictée par le politique.

Chaque génération traite à sa façon de cet héritage. La première a été pleinement prise dans ce brouillage mémoriel. La seconde l’a reconduit en passant de la position de le subir à celle d’actrice de ce brouillage. C’est cette troisième génération de jeunes manifestants qui cherchent à rendre possible l’écriture de nouvelles pages de cette histoire. Et justement, forcer une sortie du fatum de la réitération. Sommes-nous à un tournant irréversible de cette histoire coloniale ? Ou bien alors s’agirait-il une fois de plus d’une énième répétition de l’Histoire dans laquelle le militaire tue dans l’œuf tout projet politique ?

Il serait temps que les disparus cessent d’assourdir les vivants par leurs cris en venant tourmenter leur sommeil, que les morts trouvent lieu et que les vivants ne soient pas écrasés par une dette de sang qui les maintenait accablés et perplexes au point de ne pouvoir se soulever contre leurs nouveaux occupants. »

Propos recueillis par Keltoum Staali

1 Ouvrage publié en 2007 aux éditions de la Découverte.

2 Organisation de l’armée secrète.

3 Berbère.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Paru dans CQFD n°181 (novembre 2019)
Par Keltoum Staali
Mis en ligne le 12.11.2019