La supériorité de l’adulte sur l’enfant est rarement remise en cause. De l’avis général, les mômes seraient naturellement inférieurs, êtres en devenir plutôt qu’entités concrètes. Interviewée en 2005 par la revue Offensive, l’autrice libertaire Catherine Baker ne disait pas autre chose : « Un enfant, c’est toujours un “plus tard” : “Plus tard, tu comprendras”, “Plus tard, tu feras ce que tu veux”, “Plus tard, tu seras libre”, etc. Quand on est enfant, on n’est pas seulement vu comme une pâte malléable, mais aussi comme un sous-individu. »
De toutes les formes de domination, celle que les adultes exercent sur les minots est sans doute la plus répandue, la plus visible et, paradoxalement, la moins questionnée. Dans l’immense majorité des familles, tous milieux sociaux confondus, il est communément admis de contraindre les enfants et de décider à leur place : après tout, c’est pour leur bien. Car un gamin, on est quasiment tous d’accord là-dessus, ça ne se rend pas compte, c’est fragile, ça ne sait pas faire. Alors, quand des voix dissonantes, militant par exemple pour l’abrogation du statut de mineur (lire pp. II & III), viennent nous dire qu’il convient de mettre la domination adulte sur le même plan que les autres et de s’y opposer de façon similaire, le plongeon idéologique est vertigineux. Perturbant. Parce qu’il fait de nous, adultes, des oppresseurs systémiques. Une vision excessive ? À certains égards peut-être. Reste que dans cette société, les mômes payent un lourd tribut aux errements de leurs aînés – qui refusent bien souvent de le voir.
Au vrai, seules les manifestations les plus criantes de la domination adulte – les violences physiques et les sévices sexuels – sont unanimement condamnées. Et encore : si dénoncer la façon dont certains adultes se défoulent en tabassant leurs enfants semble faire consensus, le recours aux fessées, aux cris et à l’humiliation divise davantage. En témoignent les débats houleux, à l’été 2019, autour de l’adoption de la loi contre les « violences éducatives ordinaires ». Dans les médias, certains parents s’offusquaient alors que le législateur leur interdise le recours aux « petites claques » en arguant que cela ne regardait personne, pendant que d’autres se demandaient sincèrement comment éduquer sans corrections.
La pédocriminalité, elle, a mis longtemps à être reconnue comme un problème de société majeur. Il a d’ailleurs fallu de nombreuses années pour que soit reconsidérés, sur certains points, les effets de la « révolution sexuelle » sur les enfants : reconnaître aux plus jeunes le droit de désirer et d’expérimenter a aussi constitué une brèche dans laquelle nombre d’adultes se sont engouffrés pour assouvir leurs fantasmes. Il n’y a qu’à voir la complaisance dont a longtemps bénéficié le sinistre Gabriel Matzneff pour se rendre compte de l’étendue du chemin qu’il reste à parcourir.
Si l’on a encore du mal à regarder en face la violence dont font preuve beaucoup d’adultes à l’égard des enfants, on semble moins hési tant quand il s’agit de réprimer celle de ces derniers. En témoigne le nombre de jeunes incarcérés, hier comme aujourd’hui, sur décision de justice. Des bagnes pour enfants du XIXe siècle aux établissements pénitentiaires pour mineurs d’aujourd’hui, la logique est la même : enfermer pour mater (pp. IX, X & XI).
Pas de pitié non plus pour les mioches turbulents, comme le raconte le journaliste Julien Brygo dans son enquête sur « la pilule de l’obéissance » [1], la Ritaline. Un médicament cousin des amphétamines, censé « contenir » les troubles de l’hyperactivité et que des milliers et des milliers de parents s’arrachent. Utilisée à tout-va aux États-Unis depuis un paquet d’années, la Ritaline commence à trouver un marché en France : « 62 000 enfants » en ont consommé en 2016. C’est que cette « pilule miracle » est aussi prescrite pour délivrer « les enfants d’une liste impressionnante d’imperfections, de la fâcheuse tendance à se cabrer devant une tâche fastidieuse au rejet pur et simple de l’autorité, en passant par l’inattention ou la déconcentration ». Ton rejeton ne marche pas droit ? Tu le bourres de cachets. Pratique.
S’il y en a un qu’on cachetonnerait bien à la Ritaline pour calmer ses outrances, c’est Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale, partisan revendiqué de l’injonction à venir à l’école « habillé d’une façon républicaine ». Ou comment l’État s’arroge le droit de décider de quel bout de tissu un ado peut ou non couvrir son corps. Premières dans le viseur, les filles, priées de ne porter des jupes ni trop longues – sous peine d’être taxées de chantre de l’islamisme –, ni trop courtes – pour ne pas perturber leurs camarades masculins. Révoltées par les règlements abusifs édictés dans certains établissements, des milliers d’ados ont récemment mené la fronde : rassemblées derrière le hashtag #Lundi14septembre, des collégiennes et lycéennes de toute la France ont déboulé en cours vêtues des fringues du scandale. Une révolte 2.0 qui rappelle que les mineurs ont résolument un rôle politique à jouer – comme l’avait déjà montré le mouvement des grèves scolaires contre l’inaction climatique des gouver nements.
Lorsqu’on parle de repenser l’idée même d’enfance et d’accorder plus de droits aux mineurs, certains défendent qu’il faudrait au contraire les préserver le plus longtemps possible des affres du monde des adultes. C’est oublier au passage qu’on a déjà fait sortir un bon paquet de minots de l’enfance, sans qu’ils n’en retirent le moindre avantage. C’est en substance ce qu’explique Fatima Ouassak dans La Puissance des mères [2], un livre dans lequel elle dénonce entre autres la « désenfantisation » dont font l’objet les jeunes – racisés – des quartiers populaires qui « ne sont pas traités comme des enfants mais comme des menaces pour la survie du système [...]. Ils ne sont plus que des adultes problématiques en devenir, de simples problèmes à régler. » Et l’autrice d’appeler les mères de ces jeunes à refuser le rôle auquel l’État les assigne : « tempérer la réaction de l’enfant face à l’injustice, tempérer sa colère, calmer le jeu ».
Et si, au lieu de chercher sans cesse à brider la fougue de la jeunesse – notamment via le cadre ultracompétitif de la scolarité –, on cherchait un peu à la comprendre (pp. VI & VII) ? Si on admettait qu’elle a des choses à nous apprendre ? Si on lui concédait un peu d’espace (p. IV), un peu de temps ? Les sociétés occi dentales étant vieillissantes, les enfants y représentent une part de moins en moins importante de la population. Ce n’est pas une raison pour ne pas questionner le sort réservé à cette minorité dominée.
Ce texte est l’introduction d’un dossier de 11 pages consacré à la « domination adulte ». Ce dossier a été publié sur papier dans le n° 191 de CQFD, en kiosque du 2 octobre au 5 novembre. En voir le sommaire.
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