Les préfets passent, la pollution reste

À Salsigne, « l’or pour l’État, l’arsenic pour le peuple »

Il n’y a pas si longtemps, la mine d’or de Salsigne était la plus grande d’Europe. Mais dans ce joli coin de l’Aude, on extrayait surtout de l’arsenic. Pendant plus d’un siècle, État et compagnies privées se sont partagé des montagnes de profits. Quinze ans après la fermeture, il ne reste qu’une contamination presque invisible, que certains aimeraient bien faire oublier. Les pouvoirs publics refusent de payer une dépollution digne de ce nom... et il ne faudrait pas trop inquiéter les touristes. Reportage.
En face de la carrière d’agrégats de la Caunette, se situe la décharge de déchets toxiques du Pech de Montredon. Des inconnus collent régulièrement des affiches pour indiquer que le site est contaminé. Mais d’autres les arrachent systématiquement / Photo Olivier Saint-Hilaire

C’est sous la chaleur étouffante du mois d’août que la députée de l’Aude Danièle Hérin (LREM) eut la surprise de découvrir deux baigneurs se rafraîchissant dans l’eau de l’Orbiel, au gué de Lassac. C’est exactement au même endroit que l’hiver précédent, des mesures faites sur les sédiments avaient révélé un taux d’arsenic de plus de 30 000 mg / kg, un résultat mille fois au-dessus de la normale. La députée interloquée apostropha les baigneurs, les sommant de sortir au plus vite : « Vous n’avez pas vu l’arrêté préfectoral interdisant la baignade ? » Ce à quoi un baigneur répondit, furieux de l’absence de panneaux signalant la pollution du site : «  Madame, je ne lis pas le Journal officiel tous les matins. »

Cet événement, rapporté par un des scientifiques qui accompagnaient la députée ce jour-là, en dit long sur l’invisibilité de la pollution dans la vallée de l’Orbiel, où se trouvait la mine de Salsigne. Les panneaux d’interdiction ont été arrachés juste après avoir été posés. La pollution à l’arsenic, certains ne veulent ni la voir ni qu’elle soit vue. C’est en effet l’invisible qui règne ici, depuis longtemps.

Sous les remblais, l’usine cachée

Dans le roman Angélique, Marquise des Anges (1957), le héros Joffrey, comte de Peyrac et propriétaire des mines d’or de Salsigne, accusé de sorcellerie pour la richesse qu’il en tire, doit prouver à son procès comment il accomplit ce miracle : « L’or est invisible. De cette roche broyée, mes assistants vont l’extraire par la seule aide du plomb et du feu.  »

Le gisement de Salsigne est exploité depuis l’Antiquité : fer, cuivre, argent et plomb en étaient extraits dès le 1er siècle avant J.-C. Plus récemment, c’est surtout l’or qui a fait sa renommée : 120 tonnes en ont été tirées de 1892 à 2004 – exploitants publics et privés se succédant. Ce que l’on sait moins, c’est que Salsigne fut aussi la plus grande mine d’arsenic du monde. 500 000 tonnes en auraient été extraites tout au long de son exploitation.

Pour qui ignore tout de ce passé, les traces laissées par cette intense activité sont difficiles à lire. Au pied de la Montagne noire, les paysages de la vallée de l’Orbiel sont sublimes. Mais trompeurs : ils comptent parmi les plus pollués et toxiques de France. Selon Frédéric Ogé, historien et géographe du CNRS à la retraite, résidant à Conques-sur-Orbiel, le secteur est une des plus grandes décharges chimiques du continent.

On est pourtant en peine d’imaginer aujourd’hui qu’au lieu-dit La-Combe-du-Saut, commune de Limousis, ait pu fonctionner la plus grande usine d’arsenic au monde, avec sa cheminée de 115 mètres de haut et ses cités minières. Car de tout cela, presque rien ne subsiste. Max Brail, maire de la commune de Lastours et ancien chef d’équipe à l’usine, se souvient de tout. Gravement intoxiqué en 1995, il ne cesse de le répéter : « On a rasé, on a enterré et effacé les traces.  » En fait, rien n’a été dépollué – on a simplement confiné. Toute l’usine est encore là, à nos pieds, enfouie sous des dizaines de mètres de remblais et de déchets toxiques sur presque un kilomètre de long. Seuls les souvenirs de ceux qui l’ont bien connu et les nombreuses photographies prises à l’époque donnent encore la mesure de ce qui a été.

La contamination semble avoir tout envahi : les sols, les eaux, les jardins, jusqu’aux corps des animaux et des hommes

Parmi les sommets qui surplombent La-Combe-du-Saut, il y a l’Artus et le Pech de Montredon. Ils n’ont rien de naturel. Les autorités les appellent des « stockages géologiques » : ce sont des décharges de déchets toxiques. 10 millions de tonnes pour la première, chargée à environ 2 % d’arsenic. Pour la seconde, 2 millions de tonnes, dont 5 % à 15 % d’arsenic. Réalisés après la fermeture de la mine (survenue en 2004, quand l’État a laissé partir le dernier exploitant privé sans l’obliger à dépolluer…), ces stockages fuient déjà de toute part : l’arsenic et d’autres poisons descendent lentement vers la rivière Orbiel. Les analyses effectuées à la source d’eau du « Point V » sont éloquentes (lire plus bas).

Dans la vallée, la contamination semble avoir tout envahi. Les sols, les eaux, l’air peut-être, les jardins, les fruits, les légumes, jusqu’aux corps des animaux et des hommes. Si les truites ont disparu, les humains semblent encore tenir. Mais l’arsenic se déplace et étend son emprise toujours plus loin. Certains en sont persuadés : il a tout souillé jusqu’à la Méditerranée. Président de l’association de défense de l’environnement Gratte Papiers, François Espuche estime qu’environ huit tonnes d’arsenic sont charriées par l’Orbiel chaque année – « en temps normal ».

Les pouvoirs publics dans le déni

Le 15 octobre 2018, un épisode cévenol1 a touché l’Aude, faisant 15 morts et une centaine de blessés. Les écoles de Lastours, Conques-sur-Orbiel et Trèbes ont été dévastées par un torrent de boues contaminées à l’arsenic. Ces boues ont tout imprégné, jusqu’au sang des enfants : des analyses réalisées cet été ont révélé que 48 d’entre eux ont été « surexposés » à l’arsenic.

Longtemps, la préfecture de l’Aude, comme l’Agence régionale de santé (ARS Occitanie), s’est obstinée à proclamer à qui voulait l’entendre que tout allait bien. Dans les premiers jours suivant la crue d’octobre 2018, elle a nié vigoureusement toute «  surpollution » causée par la catastrophe naturelle. L’alerte, ce sont les associations Gratte Papiers et Terres d’Orbiel (nées à l’époque où les autorités avaient souhaité transformer la mine en décharge de déchets ménagers et toxiques…2), qui l’ont donnée immédiatement.

L’ARS ne s’est réveillée qu’en mars 2019, via un communiqué réussissant l’exploit de ne mentionner ni l’arsenic, ni la pollution, ni la contamination. L’agence appelait tout de même à « limiter la consommation des végétaux des jardins inondés, ne pas consommer l’eau des puits privés, prévoir des protections pour la peau et les voies respiratoires lors des travaux de terrassement et d’excavation des sols, diminuer la dissémination des poussières à l’intérieur des maisons avec des lavages humides et fréquents des sols, effectuer un lavage soigneux des mains après avoir joué ou travaillé en extérieur ».

La préfecture a suivi le 26 juin 2019, en publiant, huit mois après les inondations, huit arrêtés « portant suspension des cours d’école  », « des aires de jeux », « de la consommation des légumes feuilles, des légumes racines, des poireaux, du riz, des champignons, des asperges, des escargots » sur les zones inondables. Ont également été interdites la baignade, la pêche et toute autre activité dans l’Orbiel et ses affluents3.

La cour de l’école de Lastours a été emportée par la crue du 15 octobre 2018. Des sédiments pleins d’arsenic y ont été déposés. De nombreux écoliers ont été intoxiqués / Photo Olivier Saint-Hilaire
Sur 191 enfants testés, 58 présentent des taux d’arsenic supérieurs à la moyenne, sans qu’aucun suivi médical ne soit envisagé par les autorités

Pour sortir la préfecture de son déni post-catastrophe, il aura fallu toute la pugnacité des associations écologistes locales et de chercheurs indépendants comme Frédéric Ogé. Mais aussi la mobilisation des parents d’élèves, particulièrement remontés suite à la découverte de taux d’arsenic dix fois plus importants que la normale dans la cour de l’école de Lastours.

Fin mai 2019, inquiets de voir leurs enfants souffrir de nombreux et violents symptômes (maux de tête, de ventre, toux sèche et irritante, insomnie, changements d’humeur), quelques parents procèdent à de premiers tests urinaires. Ceux-ci montrent que les minots sont empoisonnés à l’arsenic. Au final, ce sont 58 enfants sur 191 testés qui présentent des taux d’arsenic supérieurs à la moyenne, sans pour autant qu’un quelconque suivi médical soit envisagé par les différentes autorités concernées.

Tout ceci fait craindre à Frédéric Ogé que d’autres oubliés – les sauveteurs professionnels et bénévoles venus de toute la France dans les jours qui suivirent les inondations d’octobre 2018 – n’aient été eux aussi contaminés et empoisonnés.

Jean-Louis Teissié, ancien cadre d’EDF à la retraite et ex-militant de la CGT-Énergie, ne décolère pas : « On nous a menti encore une fois, c’est quelque chose qui se voit, qui se sait. Regardez Nartau, on sait que c’est dangereux, mais rien n’est fait.  » Nartau ? une décharge pleine de déchets miniers toxiques chargés à 90 % d’arsenic, abandonnés depuis 1910 et emportés en grande partie par la crue d’octobre 2018.

Du chantage à l’emploi au réveil des victimes

Les enfants, nés des années après la fermeture de l’usine (1996) et de la mine (2004), sont donc autant victimes d’une pollution industrielle à retardement que des mensonges de l’État. Pourtant, comme le rappelle Max Brail, maire de Lastours revenu des enfers après avoir travaillé au four de l’usine : « On peut faire quelque chose. » L’édile estime à plusieurs dizaines de millions d’euros le coût du nettoyage de Nartau, et l’ensemble d’une dépollution sérieuse de tous les sites à un milliard sur vingt ans. Frédéric Ogé enfonce le clou : « Nier le passé ne sert à rien, il finit toujours par ressortir. » Mais « l’État compte sur une sorte de sinusoïdale de l’oubli et de la mémoire », confie un habitant de la vallée, bon connaisseur de l’histoire des mines. Gagner du temps en espérant que les gens finissent de nouveau par oublier : telle semble être, et depuis longtemps, la stratégie de l’État à Salsigne.

La consultation des fonds d’archives départementaux de l’Aude confirme que les pollutions causées par les usines et les mines ne sont pas nouvelles et étaient même prises en compte dans le processus de production. Un système d’indemnisation mis en place par les industriels fut pendant très longtemps une manière de régler les problèmes d’empoisonnements subis par les riverains. Avant que le chantage à l’emploi devienne bien plus redoutable pour éviter les plaintes et faire taire les victimes4.

La situation évolue toutefois depuis peu. Réputés les plus rétifs à reconnaître la pollution à laquelle ils ont contribué, d’anciens employés de la mine et de l’usine de Salsigne ont participé le 10 septembre dernier, à l’appel de la CGT Mines-Énergies, à une première réunion, depuis la fermeture de la mine en 2004, pour la reconnaissance des maladies professionnelles. Présent ce soir-là, Stéphane Barthas, le maire de Salsigne, était de ceux qui ne voulaient même pas « prononcer le mot qui commence par p…  » quelques mois auparavant. Présentes également, quelques femmes et veuves de mineurs malades ou décédés ont pu dire à quel point personne n’échappe à la pollution et ses effets.

Deux autres réunions publiques se sont tenues dans la vallée de l’Orbiel le 14 septembre dernier. Parmi les intervenants figurait Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, spécialiste des maladies professionnelles et plus particulièrement de l’amiante. La chercheuse a insisté sur la nécessité de cartographier les pollutions de la vallée, pour assurer un suivi des contaminations. Elle a aussi plaidé pour la création d’un registre des cancers au niveau départemental (la surmortalité par cancer autour de Salsigne a déjà été démontrée il y a des années5), avec l’installation d’un centre de suivi médical pour toutes les personnes impactées et la mise en place d’un fonds d’indemnisation pour les victimes.

Malgré tout, planter des oliviers

Une chose peut paraître paradoxale ici : cet étrange rapport entre la connaissance de la pollution qu’ont certains des habitants et la volonté d’y vivre qui les anime, « sans prescriptions, sans recommandations de l’ARS  ». Si quelques-uns ont bien déménagé depuis les inondations, la plupart n’envisagent absolument pas de quitter le secteur. Max Brail est de ceux-là : « Vivre avec la pollution, c’est possible, mais à certaines conditions. » L’une des premières serait que l’État, à défaut de pouvoir tout dépolluer, nettoie les sites les plus problématiques – Nartau, l’Artus et le Pech de Montredon en premier lieu. « C’est un plan d’ensemble qu’il nous faut et sur le très long terme  », répète le maire de Lastours. Malheureusement, et depuis trop longtemps, « les préfets passent, la pollution reste ». De récents graffitis signés « GJ11 », peints à même le goudron des départementales de la vallée, rappellent d’ailleurs cet état de fait avec une certaine amertume : » L’or pour l’État, l’arsenic pour le peuple, villages contaminés ».

Mais Max Brail ne désarme pas. Même s’il a payé cher (et sa famille avec lui) le fait d’avoir été parmi les premiers « lanceurs d’alerte », il est fier d’avoir toujours fait avec les erreurs du passé (l’exploitation industrielle et les emplois à tout prix), les siennes comme celles des autres. Sa commune est loin d’être sinistrée, et il s’en enorgueillit. Le village attire chaque année plusieurs milliers de touristes venant visiter les quatre châteaux de Lastours. Monuments historiques depuis 1905, ils sont inclus dans la candidature « Citadelles du Vertige » en vue d’un classement au patrimoine mondial de l’Unesco. Comme hier quand ils redoutaient de perdre les emplois de la mine et de l’usine, certains élus de la région craignent que l’engagement environnemental de Max Brail nuise à cette candidature.

L’homme n’en a cure. Il sait que le temps est à la fois celui de l’urgence et celui de l’infinie patience. Il sait aussi que les générations futures de la vallée de l’Orbiel devront faire avec ce que les contemporains vont leur léguer. Le pire comme le meilleur. C’est pourquoi, il y a quelques années, il a planté plusieurs centaines d’oliviers au sommet de la vallée, sur la montagne juste en face de chez lui. Il sait à quel point la vie et la lutte sont intiment liées, et quel combat cela peut-être aussi de continuer à planter des arbres ici.

Texte & photos d’Olivier Saint-Hilaire

Le Point V, ennemi des assoiffés

La station de traitement qui traite les eaux de la source du « Point V ». Après ajout d’adjuvants épaississants, de grandes quantités de chaux sont utilisées pour fixer l’arsenic. Ce « gypse » hautement toxique est ensuite conditionné dans des big bags. Balayée par toutes les intempéries, cette chaux à l’arsenic est lessivée par temps de forte pluie, comme lors de l’épisode cévenol du 15 octobre 2018 / Photo Olivier Saint-Hilaire

S’il est une source où ne pas s’abreuver, c’est bien le « Point V », situé à proximité des décharges chimiques de la Combe-du-Saut. En 2013, le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) indiquait y avoir mesuré en moyenne entre 30 et 40 mg d’arsenic par litre, alors que la valeur maximum recommandée pour les eaux d’arrosage est de 100 µg/l (300 fois moins). Un pic mesuré en avril 2012 a même atteint les 10 grammes par litre, la dose mortelle étant de... 13,8 grammes.

Depuis 2007, les eaux jaillissant de cette source sont canalisées pour être traitées dans une station voisine. L’opération consiste à fixer une très grande partie de l’arsenic avec de la chaux. L’ensemble est ensuite stocké dans des big bags (grands conteneurs souples utilisés habituellement sur les chantiers), sans que l’on sache combien de temps les sacs de chaux arséniée restent à proximité de la station avant de se désagréger sous les effets des intempéries. Il ne fait aucun doute qu’une partie de leur contenu très toxique finit inéluctablement à la rivière, déjà bien chargée en toxiques et autres métaux lourds.

O. S.-H.

Pour aller plus loin :

  • Voir le webdocumentaire En son âme et conscience (Arnaud Bertrand, Mahkameh Eslami, Alexis Huguet, Juliette Mas & Caroline Thirion, 2015).

1 Phénomène météorologique récurrent dans la région, caractérisé par des pluies très violentes provoquant facilement des inondations.

2 Dans les années 1990, on y a incinéré notamment des décodeurs Canal + et des piles au lithium.

3 De 1997 à 2016, la préfecture a publié chaque été un arrêté interdisant la commercialisation des légumes cultivés, du thym et des escargots issus de la vallée de l’Orbiel. En cause, des teneurs trop élevées en arsenic, plomb, cadmium ou mercure. Cet arrêté a finalement été annulé par le tribunal administratif de Montpellier.

4 Dans un très bon article du 7 janvier 2015 intitulé « Salsigne, un siècle d’extraction d’or, dix millénaires de pollution ? », Bastamag exhumait un édifiant document de 1932, écrit par la préfecture de l’Aude et le ministre du Commerce et de l’Industrie : « Salsigne représente 800 ouvriers, soit environ 3 000 personnes. Si l’usine cause des dégâts, elle n’est pas sans influer sur la prospérité de la région pour le plus grand bien du commerce local. »

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