Déchets nucléaires

À Bure, le débat public six pieds sous terre

La future poubelle nucléaire de Bure (Meuse) fait actuellement l’objet d’une enquête publique. N’y voyant qu’une simple formalité préalable à la déclaration d’utilité publique du projet, les opposants dénoncent un « simulacre de démocratie ». Reportage.
Martin Viot

Les utilisateurs de Google Street View auront-ils un aperçu réaliste de ce qu’est devenue la Meuse depuis que l’industrie du nucléaire y a planté ses griffes ? Le 15 septembre, peu avant midi, une voiture aux couleurs de l’entreprise américaine est passée deux fois devant la mairie de Montiers-sur-Saulx. Elle a filmé les fourgons de gendarmes mobiles et la cinquantaine de militaires entourant le bâtiment, visières baissées, lanceurs Cougar et autres tonfas dans les mains. Une scène ordinaire ? Presque… Parce qu’à chaque fois que des habitants du territoire osent se lever pour dire non au projet d’enfouissement des déchets nucléaires les plus radioactifs des centrales françaises (Cigéo) porté par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), ils se font recevoir. Un concert d’opposants ? Des dizaines de gendarmes ou un Imsi-catcher (valise-espion interceptant les communications mobiles) sont déployés. Une réunion de militants ? Des voitures banalisées qui tournent et retournent. Deux opinels et une pelle à tarte dans un véhicule ? Un procès. Alors, une manifestation contre l’enquête publique préalable à la déclaration d’utilité publique (DUP) du projet1...

Bulldozer inarrêtable

Il y a neuf mois, l’Autorité environnementale (AE) rendait son avis sur le projet. Tout comme l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et l’Autorité de sûreté nucléaire, qui demandaient à l’Andra de revoir sa copie, l’AE s’est faite très critique, reprenant nombre d’arguments sans cesse répétés par les militants et des élus. En résumé : l’Andra ne démontre pas vraiment le caractère asismique du sous-sol, ni la pertinence du choix de l’argilite comme couche hôte, ni l’absence d’impact sur les milieux aquatiques, ni l’absence de risques pour les populations, etc. Réponse des porteurs du projet ? Ils prennent acte et feront mieux la prochaine fois, promis.

François Drapier ne supporte plus cette attitude. Ce 15 septembre, ce membre de Sortons du nucléaire Moselle s’est donc armé de sa trompette. Il se rend à la manifestation pour faire du bruit. Objectif : perturber la première permanence des commissaires-enquêteurs. L’enjeu est de taille : la déclaration d’utilité publique pourrait faire de Cigéo un bulldozer inarrêtable, d’autant plus que l’État envisage de lui donner le statut d’ » opération d’intérêt national ». Dans ces conditions, l’Andra aurait toute facilité pour exproprier la centaine d’hectares qui lui manque encore.

Pour le reste, pas la peine de rappeler à ce militant que plus de 45 000 électeurs haut-marnais et meusiens ont signé une pétition pour demander un référendum sur Cigéo, balayée par les élus départementaux et nationaux. Ni comment se sont passées les deux précédentes consultations publiques sur le sujet.

Et un, et deux, et trois débats publics bidons ?

Rembobinons. Après les violentes contestations des années 1980 dans les territoires prospectés pour accueillir la poubelle atomique, la loi Bataille est votée le 30 décembre 1991. Elle demande que toutes les solutions techniques soient sérieusement étudiées – ce qui ne sera pas le cas – et que plusieurs laboratoires soient créés, dans différents types de roches. Seul celui de Bure verra le jour.

Un premier débat public sur l’enfouissement est organisé en 2005. « Les conclusions étaient globalement négatives, rappelle François Drapier. Les gens pensaient déjà à l’époque que cacher sous le tapis de tels déchets n’était pas une bonne idée. Mais ça n’a pas empêché une nouvelle loi, en 2006, allant dans le sens du stockage à 500 mètres de profondeur. » En 2013 arrive la deuxième consultation : un débat public fortement chahuté par la population. Le sénateur de la Meuse Gérard Longuet (LR), « celui qui a ouvert la porte à Cigéo ici », s’en souvient sûrement encore : « Il est parti sous les huées. Il a même reçu quelques cailloux. » Les réunions physiques sont annulées devant la fronde, et les échanges doivent se poursuivre sur internet. Le report du projet est globalement demandé. Mais les conclusions de l’enquête publique sont pourtant en faveur de sa poursuite. Des membres de la Commission nationale du débat public se désolidarisent du texte final pondu par son président, Claude Bernet. « Celles et ceux qui croyaient encore en ce vernis démocratique en ont été pour leurs frais. Beaucoup ont compris à ce moment-là que les enquêtes ou les débats publics ne sont qu’une façade. Ils ne visent qu’à faire croire qu’on écoute les gens », estime François Drapier.

« 92 % des enquêtes se soldent par des avis positifs »

15 septembre 2021 : troisième « round démocratique ». La première rencontre de la population avec les commissaires-enquêteurs, présidés par un ingénieur de la Direction départementale de l’équipement (DDE) à la retraite, Claude Bastien, est sur le point de se tenir. Devant la mairie de Montiers-sur-Saulx, une cinquantaine d’opposants se font évacuer par les gendarmes mobiles. Il en faudrait plus : les manifestants reviennent, requinqués par un été qui a vu la lutte reprendre du poil de la bête. Malgré l’annulation du festival des Bure’lesques, le camp des Rayonnantes, rencontres autour des luttes féministes et antinucléaires, s’est tenu. Au menu : antisexisme, anticolonialisme et excellents repas végans. Et une manifestation offensive qui a fait la nique à l’imposante présence militaire. De quoi revigorer les militants réprimés par les procès et l’enquête pour association de malfaiteurs (lire l’encadré).

Ce 15 septembre, en quatre heures de permanence à la mairie de Montiers-sur-Saulx, Claude Bastien, arrivé en courant et sous escorte policière, ne recevra que trois observations sur Cigéo. « Il explique que statistiquement, 92 % des enquêtes se soldent par des avis positifs, rapportera en sortant une des rares personnes ayant échangé avec le commissaire-enquêteur. Il a même presque avoué que tout ici était blindé par l’État pour que ça passe. » De quoi attiser la colère, estime Johan : « Ça fait cinq ans que je suis cantonnier dans plusieurs communes du secteur et je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui est pour ce projet d’enfouissement. Les gens sont juste dégoûtés. On leur a promis un fort développement économique : ici, à Montiers, ils ont vu le collège fermer. Et l’unique épicerie-boulangerie du village va suivre. Ils me disent maintenant que la Meuse a été choisie parce qu’ici, quand il y aura un accident dans les galeries, il y aura moins de morts. »

Après cette matinée électrique, les autres permanences du commissaire-enquêteur se sont déroulées dans le même esprit : des gendarmes qui dorment dans la mairie de Bure afin d’éviter le blocage, mais qui n’y parviennent pas et doivent inonder le village de lacrymogènes, une réunion publique à Gondrecourt annulée devant la fronde, etc.

À l’heure où ce journal est imprimé, il reste trois semaines aux habitants qui croient à ce dispositif « démocratique » pour se faire entendre. Quant aux autres, ils continuent de s’organiser.

Sébastien Bonetti

PS : Adieu Frank. Le cœur serré, le QG infractionnel te dit merci.


1 À l’issue de cette consultation, censée se dérouler du 15 septembre au 23 octobre dans 11 villages concernés, la commission d’enquête émettra un avis. Puis c’est le Premier ministre qui décidera par décret. Une fois la DUP obtenue, il restera à Cigéo une dernière grosse étape administrative à franchir : la demande d’autorisation de création (DAC). L’Andra prévoit de la déposer l’année prochaine ; son instruction prendra plusieurs années.

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CQFD n°202 (octobre 2021)

Au menu de ce numéro, un dossier sur le complotisme. Mais aussi : la relaxe des « 7 de Briançon », Bure et sa poubelle nucléaire, un guide pratique sur la masturbation féminine...

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